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AU SOIR DE LA PENSÉE

server, nous ne pouvions que nous ruer aux solutions de mots qui garderont leur place dans l’histoire de l’esprit humain, mais ne seront plus désormais de compte objectivement. Principe vital, esprit, âme, de quel usage peuvent être ces vocables dont la fortune fut et est encore si grande, quand personne n’a jamais pu dire ce que c’est, parce qu’ils ne peuvent entrer dans nos rapports d’expérience vérifiée.

À notre Moi organique dont les activités constitutives ne sont pas contestables, beaucoup prétendent aujourd’hui superposer le Moi métaphysique, jadis tenu pour l’unique ressort de l’être humain, et présentement réduit à se relier aux conditions physiologiques du Moi héréditaire par des moyens que l’on n’a garde de préciser. L’âme fut inventée pour expliquer le corps et voici que le corps se démontre lui-même par le jeu de ses phénomènes, tandis que nul n’a pu nous éclairer jusqu’à ce jour sur les rapports de l’âme et du corps qu’elle est censée mouvoir. Qui nous expliquera l’hérédité des âmes, ou simplement l’action des toxiques sur l’âme par l’entremise du corps ? Accrocher la matière à l’immatériel pour la constitution du Moi : c’est l’entreprise, contradictoire par définition, qui nous est proposée[1].

En nos différentes formes de verbalisme, l’âme aura eu son jour — un jour sans lendemain. Dès qu’on commencera l’étude de l’homme pensant par l’observation de l’homme vivant et de ses antécédents, l’entité scolastique aura vécu[2]. La vie pensante apparaîtra simplement dans les évolutions que lui assigne l’expérience du monde ou nous avons surgi. C’est que le Moi est un complexe, un enchaînement de moments de rapports organiques, dont l’inconscience de nos activités de vie végétative nous laisse la sensation d’un consensus unitaire.

  1. Saint Anselme, qui se rendait probablement compte de la difficulté d’une autre procédure, demandait à Dieu de le laisser vivre pour résoudre la question de l’origine de l’âme, « d’autant plus, ajoutait-il, que je ne sais si, moi mort, un autre pourrait la résoudre. »
  2. Récemment encore, le « philosophe » qui voulait découvrir son Moi courait fermer ses fenêtres et se mettait les deux poings sur les yeux pour « l’observation intérieure » de « l’âme » à découvrir. Aujourd’hui nous savons que rien de l’homme ne peut apparaître qu’à la lumière de ses rapports avec l’univers. La première condition est d’avoir le courage — trop rare — d’ouvrir les fenêtres et de regarder.