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AU SOIR DE LA PENSÉE

nous pouvons, dans la pleine valeur de notre personnage, nous connaitre déterminés, sans tenir plus de compte de notre sensation du libre arbitre que du bâton brisé dans l’eau que nous connaissons redressé.

L’abbé Galiani, qui a topiquement exposé cette vue, conclut que le point important, pour la bonne conduite de la vie sociale et les responsabilités nécessaires, c’est que nous nous sentions libres, c’est-à-dire que nous soyons inconscients des conditions de nos activités fonctionnelles. Si l’abbé n’est pas le premier à avoir fait cette importante observation, du moins a-t-il eu le mérite de l’exposer avec une belle lucidité dans une lettre de Naples à Mme  d’Épinay, chargée pour lui d’en faire communication à Diderot. J’en cite le principal passage : « …La persuasion de la liberté constitue l’essence de l’homme. On pourrait même définir l’homme un animal qui se croit libre : ce serait une définition complète… Être persuadé d’être libre est-il la même chose qu’être libre, en effet ? Je réponds : ce n’est pas même chose, mais cela produit les mêmes effets en morale. L’homme est donc libre, puisqu’il est intimement persuadé de l’être et que cela vaut tout autant que la liberté !… S’il y avait un seul être libre dans l’univers, il n’y aurait plus de Dieu, il n’y aurait plus de liaisons entre les êtres… La conviction de la liberté suffit pour établir une conscience, un remords, une justice, des récompenses et des peines… Nous démontrerons donc que nous ne sommes pas libres, et nous agirons toujours comme si nous l’étions ».


Les réactions.


Le fait dominateur, c’est la constitution d’une personnalité consciente d’elle-même et du monde, avec toutes ses conséquences. Dans l’ensemble de l’univers, cela peut être d’insignifiance pure. Mais de notre point de vue, c’est la haute fortune d’un organisme dont les réactions nous confèrent la sensation d’intervenir dans la conduite de notre propre destinée.