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AU SOIR DE LA PENSÉE

pour s’imposer à lui de vive force au nom même de la fiction qu’elle a créée. Toute notion du monde et de l’homme apparaîtra désormais faussée. Débordant son cadre, le Moi déformé, hypertrophié, exaspéré, se projettera sur l’écran de notre sensibilité, en une figure anthropomorphique de Divinité. Et l’homme ébloui du spectacle qu’il se donne à lui-même ne manquera pas de s’y complaire au point de se mettre à cran contre l’observation des faits. Rêver au lieu d’essayer de connaître, au lieu de penser, c’est la voie féerique qui s’ouvre aux esprits fatigués de l’effort avant de s’être efforcés — trop « facile descente de l’Averne » où nous courons les yeux fermés.

Expérimentalement hors d’atteinte, pour cause d’immatérialité, le Moi de la métaphysique s’établit en puissance verbale au cœur de brouillards agglomérés[1]. Plus lent à prendre conscience de lui-même, le Moi du consensus organique, en cours d’évolution, s’alignera cependant en une vive succession de mouvements coordonnés par la mémoire en des conjugaisons héréditaires, d’où surgit une sensation globale d’unité.

La complexité des atavismes, les réactions des gymnastiques éducatives, toutes circonstances favorisant ou contrariant telles formations imprévues, font tour à tour le même Moi divers ou même contradictoire en ses successions d’activités pour la surprise, toujours renouvelée, du roman de chacun. Cependant, ciel et terre ne seront pas plus troublés de sa fin qu’ils ne le furent de son apparition. L’homme sage, qui s’est prudemment mesuré, ne s’émeut point de se trouver d’imperceptible mètre dans le compte de l’univers. Ne pas s’en faire accroire, est un des plus beaux accomplissements de l’humanité.

Pas davantage ne faut-il s’estimer au-dessous de soi-même. Quoi ! Par la rencontre d’énergies mondiales d’où jaillit une conscience des choses, « l’homme pensant » ne pourrait aboutir qu’à la plus anémiante servitude sous le caprice irresponsable de ses Dieux ? Une vie d’assujettissement sanctionnée de récompenses indicibles et de peines impitoyables, dans la terreur perpétuelle de ne pas obéir en suffisante prostration ! N’est-ce pas ce que manifeste trop clairement la totale soumission du pa-

  1. Maine de Biran, réformateur de la métaphysique, nous parlera de « l’âme hors du Moi et de l’âme qui n’est pas le Moi, mais le sujet objectivement conçu ».