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au soir de la pensée

que rien décèle l’éclat des pensées en préparation. Si protestant qu’il se montre, la brutale mainmise du catholicisme sur les Indiens du Chili ne paraît pas l’avoir frappé. Une ou deux anecdotes, et c’est tout. L’histoire du Padre qui trouvait très louche que le roi d’Angleterre eût envoyé « un pauvre aventurier » dans les Andes pour y recueillir des mouches et des lézards. Sa critique ne va pas plus loin.

Ce n’est pas sans surprise qu’on rencontre ici le nom de Lamarck sous la plume du débutant. Aucune mention du savant français ne se trouve, en effet, ni dans l’Origine des espèces (sauf dans la dernière édition), ni dans la Descendance de l’homme, là où il s’imposait. En revanche, dès le début de son voyage, Darwin se plaît à mettre en cause Lamarck et ses théories, pour s’en moquer, à propos d’un petit rongeur vivant sous terre, comme la taupe, et dont les yeux paraissaient atrophiés. « Lamarck, écrit-il, eût été heureux de ce fait, s’il l’avait connu quand il discutait (avec plus de vérité que l’on n’en trouve ordinairement chez lui) la cécité graduellement acquise d’un rongeur vivant sous terre. » Ce qu’il y a de remarquable dans ce passage, c’est la curieuse rencontre d’une affirmation très nette de la doctrine de l’hérédité des caractères acquis, principe lamarckien par excellence, simplement impliqué par l’école darwinienne. Et ce n’est pas là une surprise du langage, car à propos de la familiarité des oiseaux des îles Galapagos, Darwin écrit formellement : «…Ces différents faits[1] nous permettent, je crois, de conclure… que les oiseaux n’acquièrent pas individuellement cet instinct (de sauvagerie) en peu de temps, même quand on les pourchasse beaucoup, mais que dans le cours des générations successives il devient héréditaire. » On ne peut pas parler plus clairement. Darwin avait sûrement le droit et le devoir de modifier ses interprétations. Mais pourquoi railler si durement Lamarck au moment même où il justifiait les opinions de son éminent prédécesseur.

Ici, le jeune naturaliste se heurte, comme il était inévitable, aux questions qui ne cesseront de le hanter plus tard. À propos du gros crabe qui martèle, brise et transperce la noix du coco-

  1. Il s’agit de grives et de bruants « si peu sauvages qu’on les peut prendre avec un filet à papillons. »