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la mesure sans avoir épuisé la matière. Quelle surprise de fragmentaires complexités mentales d’autant plus merveilleuses qu’elles sont en contradiction formelle avec ce qu’on nous enseigne des privilèges cogitatifs de l’ « âme humaine », et manifestent des liens dogmatiquement niés.

Il serait superflu de s’attarder aux témoignages trop clairs de l’intelligence chez les animaux. Chacun peut apporter à ce thème d’inépuisables développements, sans se hasarder d’ordinaire à de rigoureuses conclusions. Ce qui fait qu’on ne tire rien de nos exclamations sur l’intelligence des bêtes, c’est qu’on rapporte nos manifestations intellectuelles à celles de l’animal au lieu de rapporter les manifestations psychiques de l’animal à celles de l’homme dans les séries de l’évolution. La procédure s’explique trop aisément. Mais, s’il y a de l’homme dans la bête, c’est que la bête a préalablement mis dans l’homme tout ce qu’elle pouvait d’elle-même.

L’éléphant a une si haute réputation d’intelligence que j’avais fondé de grands espoirs sur sa fréquentation[1]. Le musée de Colombo m’avait montré d’abord un cerveau disproportionnément petit. La pénétrante vrille jaune d’un œil minuscule m’avait paru d’obscures oscillations. Mais Hathi et son Mahout ont une renommée si bien établie que j’étais résolu à tout admirer d’eux. Quand je vis le piège grossier des entourages de piquets où la monstrueuse bête se laisse stupidement amener par un camarade asservi, je lui refusai le plus commun jugement — surtout lorsqu’il se laisse attacher la jambe pour un supplice final dont il aurait raison du moindre geste de défense. Quand on me dit, à Ceylan, qu’un éléphant domestiqué, envoyé pour conduire la troupe sauvage au piège, avait pris le parti de rester dans la jungle, je lui rendis mon estime, et je l’aimai même pour avoir repris ses fers à l’appel de la chanson familière que, du haut d’un arbre, lui lançait son ami Mahout. À Lahore, je le détestai quand il me fit prendre sottement la tête parmi les fils de fer électriques. Dans la jungle de Mysore je l’admirai éperdument, à la chasse au bison, le voyant écarter de droite et de gauche et casser même au-

    formera la colonne vertébrale dans l’évolution prochaine, en attendant la première apparition du rendement qui deviendra le cerveau.

  1. On sait que l’éléphant d’Asie s’apprivoise aisément tandis que l’africain est rebelle à la civilisation, même à la familiarité.