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les âges primitifs

Considérez pour un moment la série indéfinie des singes prolongés en des débris de fossiles qui nous révèlent des variations sans terme concevable, et tâchez de faire revivre, en votre imagination, tout ce monde disparu, d’une prolifération sans mesure. Des débris de mâchoire, quelquefois une dent isolée, feront surgir à vos yeux des pullulements d’espèces où se révèlent les énergies irrépressibles des évolutions passées. Et si vous songez que la multiplication des existences en évolution s’accroît sans cesse quand on remonte le cours des complexités organiques décroissantes, vous ne pourrez que vous ébahir à la vision déconcertante de cette explosion démesurée d’innombrables grouillements d’où est issu l’homme pensant.

Peut-être, serez-vous moins déconcerté, bien qu’ayant droit toujours à l’ébahissement, lorsque la tête penchée sur l’abîme, je vous montrerai une réduction d’homonculus infime[1], le tarsier, remarquablement redressé, quadrumane qui n’est ni un singe, ni un lémurien, porteur, cependant, d’une boîte crânienne dont la capacité, toutes proportions gardées, est non seulement supérieure à celle du pithécanthrope et de tous hominiens, mais se trouve même si proche de la nôtre qu’on y doit chercher des effets d’un état de mentalité correspondante. Une telle évolution serait pour brouiller nos voies, si nous n’avions appris, chemin faisant, que le feu d’artifice des évolutions universelles projette ses bouquets de fusées dans toutes les directions : d’où la déconcertante profusion des issues.

Tout développé qu’il soit, le cerveau du tarsier n’offre que des traces de circonvolutions. C’est un nocturne. À ce titre, nous le trouvons pourvu d’énormes cavités orbitaires où deux grands yeux ronds, d’étrange aspect, cherchent à percer la nuit des branchages dans les forêts de Java, de Sumatra, de Bornéo. Le voilà voisin d’habitat avec l’orang-outang, bien que d’une autre ascendance évolutive — au point qu’il a fallu créer, en son honneur, une famille spéciale qu’il est, jusqu’à présent, seul à représenter, au moins dans la série vivante, puisqu’on en trouve des fossiles dans l’éocène. L’une des caractéristiques du singe est dans le développement des membres antérieurs, au contraire de l’homme. Le tarsier se rapproche

  1. Il est de la grosseur d’un rat.