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La civilisation

la plus terrible tragédie autour de ce nom magique, le Bâb, de qui le principal mérite était d’annoncer, comme le Nazaréen, autre chose que ce qui était.

Je n’ai point à mettre en scène ici le prophète énigmatique que la plupart des chefs du mouvement n’avaient jamais vu, ni même à dresser la figure de l’admirable héroïne ( « Consolation des yeux » ) qui fut dûment brûlée, comme notre Jeanne d’Arc, pour sa fidélité à son Dieu. Hors du décor des circonstances extérieures, plus réduite sera l’action de l’inspirateur, plus belle se trouvera la leçon venue de ces nobles âmes se ruant à des supplices sans nom, pour un idéal de grandeur surhumaine qu’elles n’ont pas même le souci de formuler.

Inutile de décrire les combats des Babys, pas même la prise de leur château-fort. Il suffit de la scène finale pour caractériser le mouvement. Le Bâb est enchaîné avec ses deux disciples et promené par la ville, carcan au col, toute une journée, pour y recevoir de la foule tous les outrages et tous les coups. On proclame qu’interrogé sur ses doctrines (nul ne pourrait dire lesquelles), il les a reniées. Sous le bâton, l’un de ses disciples le renie vraiment, et lui crache au visage. Le Maître résiste à toutes les épreuves, et les deux victimes restantes sont suspendues par une corde aux remparts pour être fusillés à la vue de la foule en délire. Le peloton d’exécution est composé de chrétiens, parce qu’on n’est pas sûr des musulmans. Le disciple est tué du coup. Le Bâb, ne reçoit aucune blessure. Mais la corde qui le soutient est coupée par une balle. Il tombe sur ses pieds, et se réfugie dans un corps de garde voisin, où il est tué à coups de sabre. S’il s’était porté au-devant des soldats pour attester le miracle, nous dit Gobineau, toute la ville de Tabris était à lui. Ô fortune des destinées !

Le lendemain, le disciple qui avait renié son maître revenait s’offrir aux bourreaux. Il ne restait plus qu’à en finir avec les prisonniers, hommes, femmes, enfants, qui n’avaient pas craint d’attester leur croyance. Les ministres se partagèrent les captifs afin de pouvoir témoigner de leur fidélité à l’Islam par le raffinement des supplices qu’ils sauraient inventer. Les simples fonctionnaires firent taillader quiconque leur échut. Le grand écuyer fit ferrer les siens aux pieds et aux mains pour les faire courir en les déchirant à coups de fouet. « On vit alors, on vit