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au soir de la pensée

place de l’évolution. Toute l’histoire humaine en serait changée, sinon même anéantie.

La sanglante aventure du babysme, comme du christianisme lui-même, prend naturellement sa place historique dans les développements de l’émotivité religieuse considérée comme facteur de « civilisation ». À quelles sauvageries eussent pu se laisser emporter, à leur tour, les victimes mêmes du babysme, marchant derrière un Mahomet ? Pour que le christianisme se risque à vanter sa douceur, il lui faut un singulier oubli de ses annales. Je n’entends mettre ici aucune religion particulière en cause. Si la civilisation est vraiment d’une mansuétude accrue, les faits proclament assez haut les violences de l’esprit d’absolu en regard de l’universelle tolérance, commandée par les âpres labeurs de la vie péniblement civilisée.

Je vous entends bien, dira le mystique, mais il y a religion et religion. Sur quoi le chrétien de m’expliquer que c’est son Dieu particulier qui a voulu « la civilisation ». Hélas ! que ne l’a-t-il réalisée ? Ozanam, dans son Histoire de la civilisation au cinquième siècle, entreprendra de vous démontrer que son christianisme est la civilisation même, comme si toutes les civilisations antérieures étaient non avenues. Ne vois-je pas Gobineau lui-même, qui fait profession de christianisme, proclamer que l’Islam n’est qu’une branche de la culture chrétienne, et qu’il n’y a pas de plus belle religion ? Ainsi parlera de l’hellénisme l’Hellène des âges où il n’est pas certain qu’il y eut un Hellène croyant. Ainsi du Brahmane avant Çakya-Mouni. Ainsi de tous autres. La vérité serait-elle qu’il y a, au plus profond de l’être, autant de religions que d’individus ? Des doctrines communes qui n’ont qu’une valeur de verbalisme conventionnel, chacun en prend et en laisse à sa guise pour composer ce qui convient au gouvernement de sa propre vie, tel qu’il juge pouvoir la pratiquer verbalement. C’est cette quintessence d’empirisme et d’idéalisme, mêlés dans des proportions variables d’intelligence et de volonté, dont chacun compose le dire et le faire de ses journées.

À titre de commun étai, l’armature morale de la doctrine religieuse n’en sera pas moins publiquement établie, mais il faudra, dans le for intérieur, trop retrancher de l’absolu divin pour l’accommodation intime de nos relativités. Ce n’est pas d’une telle méthode que peut venir l’élan de civilisation qui