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au soir de la pensée

moins de fidélité, l’universelle opposition des sentiments, des pensées, des intérêts, des activités dont se compose notre vie ?

Je ne vais pas nier que tous les intérêts de finances, d’industrie, de commerce, ne trouvent dans la presse, en des formes plus ou moins régulières, d’importants leviers de publicité. En toutes choses, il y a ce qu’on dit et ce qu’on fait. Il y a même, aussi, ce qu’on travestit. Gutenberg n’a point trouvé le secret de changer l’homme tel que l’avait fait le biblique Créateur.

Ce qui me frappe dans l’histoire de la presse quotidienne, c’est qu’elle a commencé, dès qu’elle a pu s’affranchir de ses premiers liens, par se mettre au service de l’idéologie. Même cas du livre. Ce fut l’inévitable réaction des âges de compression intellectuelle qui avaient suivi la décadence de l’hellénisme et le triomphe du Christianisme dogmatique ennemi de la liberté de penser. La presse indicatrice des grands rythmes de servitude et d’émancipation, qui sont le propre de la vie humaine, se donna pour tâche d’ouvrir toutes les voies à la conquête des idées. Par la presse, sans organe quotidien qui pût compter trois siècles d’idéologie nous conduisirent aux dévergondages du journalisme révolutionnaire pris en bride par Napoléon. Après quoi, l’idéologie retrouva, pour un temps, ses avantages jusqu’au duel symbolique de Carrel et de Girardin, qui marqua l’entrée en scène de la suprématie financière dans tous les modes de la publicité.

Dans le bref demi-siècle où s’encadre mon observation personnelle, l’aspect de nos feuilles quotidiennes a notablement changé. Qu’elles s’attachent à suivre l’esprit public ou qu’elles s’efforcent de le diriger, il faut bien reconnaître que le culte de l’idée pure est en baisse. Par les déceptions inévitables, la mise en pratique de toutes théories a nécessairement de ces effets. L’ennemi du peuple[1] soutient que les journaux sont rédigés par leurs lecteurs. Le fait est que l’entreprise exige une importante mise de fonds, promptement dissipée sans le concours de l’acheteur qui cherche une lecture dans la mesure de ses moyens.

C’est ainsi que l’ancien « article de fond » est en train de dis-

  1. Ibsen.