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La civilisation

éléments que toute autre sensibilité animale à laquelle les profusions de vies concurrentes ne cessent de porter de si terribles coups. La bête réagit dans la mesure de ses organes. Et nous qui en avons reçu l’atavique tradition, de même faisons-nous, sans avoir, plus que notre ascendance, le moyen, ni le droit d’un règlement de privilège à notre profit particulier.

Nous demander le pourquoi de nos réactions de sensibilité, c’est nous demander pour quelles raisons nous obstiner dans la vie. De quoi ma raison péremptoire est que je suis issu, comme tout autre vivant, de conditions héréditaires que je n’ai point sollicitées, et du développement desquelles je ne puis être responsable[1] en aucune façon. Invité au hâtif banquet de la fortune passagère qui m’a jeté sur la terre, pourquoi ne pas prendre ma part des joies d’activité vivante qui mettent en valeur la sensation d’une dignité ou se réalise le plein achèvement du phénomène d’exister. Vivre comme faisait votre Créateur avant sa création, c’est le non-être. Je suis dans l’action de vivre, et quelle que soit la durée qui m’en est impartie, ma loi ne peut être que d’en user.

Donc, j’agirai, c’est-à-dire j’accepterai de développer ma vie, comme tous les êtres, dans les conditions universellement imposées. Sauf recours au privilège du suicide, c’est-à-dire de la fuite en pleine bataille, je n’ai pas d’autre choix que de me dépenser selon les lois organiques qui régissent mes activités. Doué de la plus haute somme de conscience dans les développements de la vie, comment pourrais-je me plaindre d’arriver à connaître, selon mes relativités, ce que je suis, ce que je fais, ce que je puis oser. Comment la sensation de cette activité et de ses directions évolutives pourrait-elle m’induire à désespérer de moi-même et du monde, à l’heure même qui m’apporte les clefs de l’expérience cosmique où je trouve l’agrandissement de ma personnalité. Je n’empêcherai pas l’effusion du sang, je ne ferai pas vivre un idéal de liberté et d’autorité gouvernantes. Mais quoi ! Aucun « idéal » ne sera par moi réalisé. Mais, si je peux,

  1. C’est la suprême contradiction de notre monde ultra-terrestre de nous proclamer à la fois responsables de notre vie, et de nous reconnaître irresponsables de notre naissance qui en détermine le développement.