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La civilisation

blessés et les morts là ou des dizaines et des centaines de mille ont pu jadis suffire à nos besoins de tueries.

Trop longtemps notre « histoire » n’a recueilli en abondance que des faits de guerres et des récits de batailles. C’est vraiment de nos jours que l’historien a découvert la paix, pour la soumettre à l’analyse. L’idéologie, cependant, ne l’avait pas attendu pour prêcher l’idéal d’une paix indéfiniment prolongée. Avant l’abbé de Saint-Pierre, l’Amphictyonie de Delphes était chargée de maintenir la paix entre les peuples de la Grèce. Ce fut l’Amphictyonie elle-même qui fournit à deux reprises l’occasion des guerres sacrées d’où sortit la suprême défaite d’Athènes. Depuis ce temps, un renouvellement d’Amphictyonie fut proposé et accueilli, à des fins oratoires. Nous concluons même des traités de désarmement fictif, à l’abri desquels des armements de fait s’accroissent de jour en jour.

L’heure donc pourrait être venue de nous demander s’il y a, oui ou non, des cas d’une nécessité positive de la guerre, ou s’il se peut concevoir quelque moyen d’obtenir, sans la guerre, les légitimes réparations du droit lésé. Abandonné aux rhéteurs, nous savons ce que ce thème peut donner. Il ne s’agit point ici d’effets oratoires. Nous cherchons, par les moyens de l’observation positive, à reconnaître les indications d’un changement humain qui nous permettrait d’attendre sincèrement la suppression des guerres par des arbitrages ou des engagements contractuels, destinés, dans les plus terribles crises, à être miraculeusement respectés. L’idéologie ne connaît pas d’obstacles. Cela ne nous dispense pas de juger les arrangements qu’on nous propose et d’apprécier leurs chances de succès.

Je constate d’abord que les émotivités de la guerre sont universellement plus actives et plus romantiques que la livresque idéologie d’une paix universelle entre des peuples qui, jusqu’ici, ne se sont trouvés d’accord que pour s’entre-massacrer. Considérez toutes les manifestations d’art national dans tous les pays du monde, vous y trouverez l’universelle suprématie des représentations guerrières célébrées par les monuments, les statues, les tableaux, les poésies, les chants propres aux manifestations populaires. Je ne dis rien des gouvernements : les conquérants y ont place d’honneur. Faut-il mettre en regard l’universelle ruée à la fabrication de tous les engins de guerre