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au soir de la pensée

Quelle défaillance de cœur nous tient donc attachés aux impuissances de la vie ? Profitable ou gaspillée, de brefs enchantements ou de plaintes filées, nous prétendons conserver l’être comme un trésor suprême, et vivre à jamais par l’unique raison qu’un jour nous avons vécu. Cet amour irraisonné de l’existence est la grande passion commune où viennent se rejoindre les éléments de discordances et harmonies qui caractérisent notre sensibilité. Raisonnablement ou déraisonnablement, nous voulons vivre et nous nous proclamons éternels d’une éternité contradictoire, puisqu’elle a commencé. Ce qui fait que les hommes s’échauffent si fort aux tourbillons de fumée qu’ils appellent la gloire, c’est qu’ils y trouvent comme une hallucination de survie.

N’y a-t-il pas mieux à faire que de plaider les circonstances atténuantes du coup de force cosmique qui interrompt, chanceusement, le cours de notre passage ici-bas ? Il s’explique assez bien que l’événement soit tenu pour fâcheux quand les successions continues d’espérances prometteuses nous hantent, sans relâche, de décevants mirages. Fragiles attaches qui ne se rompent que pour se ressaisir et se renouer plus fortement que jamais. Par le charme inexprimable de ces leurres qui adoucissent les chocs de tout moment, nous laisserons-nous toujours distraire du grand rythme des blessures de la vie et des apaisements de la mort, jusqu’à transposer, jusqu’à intervertir, au plus profond de nous-mêmes, les mouvements naturels de notre sensibilité ?

Je tomberais dans le paradoxe si j’osais soutenir que la vie est un mal provisoire, et la mort l’état de bien suprême. Ce n’est pas du tout ma pensée. J’estime à leur prix les grands achèvements de conscience, avec l’inévitable cortège de joies et de misères, dont, par un assez beau privilège, nous nous trouvons, pour un temps, les fortunés porteurs. Est-ce à dire que l’heureuse fortune comporte la pérennité, et que, la durée venant à nous faire défaut, nous soyons excusables de nous tromper ingénument nous-mêmes, en maudissant comme le plus grand mal la cessation d’un mélange de biens et de maux dont nous ne cessons de geindre au courant de nos journées ?

À voir les choses comme elles se présentent, la génération, la naissance, la vie, la mort, ne sont qu’un seul et même phéno-