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au soir de la pensée

« L’idéal », sans lequel la vie ne serait que de confusions décevantes, s’offre comme le repère du pôle pour le voyage dans l’inconnu. Nous avons nécessairement débuté, dans nos conceptions du monde, par un « idéal » à notre portée. Nous l’avons transformé par des développements de connaissances dont les bases vont s’élargissant au fur et à mesure des vérifications. L’enchaînement des évolutions d’hypothèses correspondant aux évolutions d’expérience est ce qui met la vie humaine au-dessus de toutes comparaisons.

Si l’homme moyen peut jamais s’élever — et ce ne sera pas sans peine — au-dessus de l’enfantine amorce de la récompense en contraste du châtiment, ses émotions d’ « idéalisme » pourront le porter, comme il est arrivé maintes fois dans l’histoire des grands ancêtres, à l’acceptation sereine, ou joyeuse, de tous sacrifices pour l’idée, même aggravée des haines et des malédictions de la méconnaissance. Les martyrs chrétiens, les hérésiarques succombant sous les coups de « l’orthodoxie » des conciles, en seront-ils de plus ou moins beaux exemplaires d’humanité selon la somme éventuelle de critiques ou de confirmations que l’avenir leur aura réservée ? Comme j’ai déjà dit, c’est moins le degré de réalisation positive qui fait la qualité de l’héroïsme que l’épanouissement d’une émotivité supérieure à la commune humanité.

Lors donc que le penseur a pris définitivement son parti d’une continuité d’observation qui le met aux prises avec le Cosmos, indifférent mais irrésistible, il ne peut s’en remettre, pour lui-même, qu’à l’orgueil d’un courage au-dessus de toutes défaillances ouvertes ou masquées. Ce ne sera pas le lot du plus grand nombre. La montagne commande la vallée. Pour le dessein de gravir la cime, il faut se sentir d’abord en état de monter. Est-ce à dire que l’exemple magnifiquement donné par quelques-uns ne puisse entraîner l’enthousiasme de tous ? Au contraire. Seulement la foule aura besoin du succès pour se livrer, tandis que le combattant solitaire de l’idée se fortifiera, tout, de son exaltation intérieure avant la décisive journée.

Ce qui fait l’homme, vraiment, ce n’est donc pas le succès du moment où se rue d’instinct la tourbe des moindres — pas davantage la puérilité de nos distinctions honorifiques. C’est une