Page:Colet - Enfances celebres, 1868.djvu/294

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Comme délassement, il aimait à lire les grands poëtes après sa journée de travail, et c’est sur leur génie qu’il s’appuya pour convaincre Benjamin de l’infériorité de ses propres vers ; il comprenait bien qu’en ceci, l’autorité d’un père n’aurait pas suffi, et surtout quand ce père n’était qu’un pauvre artisan.

Il choisit, pour accomplir son dessein, trois des plus belles scènes de Shakspeare : une de la Mort de César, une de la Tempête et une de Roméo et Juliette, où tour à tour le poëte avait peint l’héroïsme de la patrie et de la liberté ; le spectacle des éléments déchaînés ; la douceur et la tristesse de l’amour. Le bon ouvrier lut à son fils avec simplicité les trois scènes. Benjamin passait de l’enthousiasme à l’attendrissement. » C’est beau ! s’écriait-il, c’est beau à faire tressaillir tout un peuple rassemblé ! »

Le père prit alors les deux ballades ; et, souriant malicieusement, il dit à l’enfant : » Tu avais à exprimer les mêmes sentiments que le grand Williams ; tu avais à décrire les fureurs de la mer ; le courage de glorieux marins qui se dévouent et meurent pour leur patrie ; l’amour d’une jeune fille pour un jeune matelot ; eh bien ! lis et compare ; dans tes vers, pas une image ; pas une expression qui aille au cœur et le remue ; des mots communs ou grotesques qui semblent rire du sentiment qu’ils veulent exprimer ; une mesure tantôt sautillante et tantôt traînante, qui est celle des chansons de baladins et des complaintes d’aveugles ; enfin, un tel désaccord entre le sujet et la forme, que toi-même tu ne pourrais entendre sans hilarité ces récits qui étaient destinés à faire pleurer. » Et le voilà qui se met à lire tout haut les deux ballades.