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Page:Colet - Lui, 1880.djvu/127

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sûr de sa force, peut agir avec autorité, certain d’être écouté de la jeunesse intelligente comme un clairon dans la bataille par les soldats. Mettez donc ce beau génie au service de quelque grande cause, proclamez ces fiers principes qui furent la foi de votre père et de mon aïeul et ne murez plus votre intelligence dans la recherche du bonheur et les aspirations du Moi.

Tandis que je parlais, Albert m’écoutait dans cette pose attentive que Philippe de Champagne a donnée au beau portrait de La Bruyère[1] : c’était la même pénétration du regard, la même finesse douce et railleuse du sourire, la même grandeur sur le front pensif. Cette ressemblance me frappa et tout à coup un éclair de l’œil profond et satyrique du poëte me coupa la parole ; il me dit alors avec un mélange de tristesse et d’ironie :

— Vous venez de me tenir, marquise, un petit discours digne de Mme de Staël, et cette morale genevoise ne vous messied pas à vous la petite-fille d’un philosophe. Mais sommes-nous de la trempe de nos pères et pourrions-nous revêtir leurs convictions comme un habit ? D’ailleurs à quoi nous serviraient-elles ? et par qui les ferions-nous partager ? On n’improvise pas plus un public à son intelligence que des croyants à sa foi ; notre temps est aussi insensible au génie du poëte que le désert l’est à la fatigue du voyageur ; un poëte a dit quelque part, marquise : « Nous ne vivons plus que de débris, comme si la fin du monde était arrivée, et au lieu

  1. Ce beau portrait appartient à M. de Monmerqué.