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C’est surtout dans notre amour que se trahissait plus évidemment la dissemblance de nos deux natures. Même aux heures les plus complètes de félicité, je ne la sentais jamais tout entière à moi ; elle ne semblait point jalouse de ma possession, comme je l’étais de la sienne ; ses émotions étaient générales, rarement circonstanciées et concentrées en moi. Je me disais : « Tout autre lui plairait autant, je ne suis point indispensable à son cœur comme je sens qu’elle l’est au mien. »

C’était un être de prédilection mais qui semblait avoir été créé au souffle du panthéisme de Spinosa, tandis que moi j’étais bien l’incarnation d’un esprit absolu, une personnalité humaine reflet de la personnalité d’un dieu distinct.

Quand ces réflexions me frappaient d’un éclair ou tourbillonnaient dans mon cerveau lassé, je n’en tirais point alors de déduction critique contre elle ; je doutais plutôt de moi-même, je pensais : « Elle est plus grande, plus juste et plus forte que toi. Les personnalités superbes ont les sensations plus intenses et le génie plus énergique ; mais elles écrasent toujours quelqu’un autour d’elles, et tu pourrais bien n’être qu’un enfant tyrannique et cruel pénétrant moins largement qu’Antonia les mystères de l’humanité. Elle est bonne, attentive, compatissante pour tout ce qui souffre. Comme cette Charité de Rubens, qui semble presser sur son giron robuste et contre ses seins innombrables les délaissés du monde entier, elle voudrait tarir d’une aspiration toutes les misères et toutes les larmes. Sa mansuétude et sa ten-