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— Vous ne regrettez donc pas d’avoir aimé, lui dis-je, malgré la douleur et le vide où vous a laissé l’amour ?

— Moi, répliqua-t-elle avec feu, je voudrais pouvoir aimer encore, si une passion nouvelle et entière devait anéantir les vestiges de la passion éteinte ; mais comme cela est impossible et que nous n’avons pas la faculté du rajeunissement et de l’oubli, je me contente de savourer le souvenir de ce que j’ai ressenti ; car, ne voulant que des satisfactions complètes, je repousserais toujours l’à peu près en amour ; mais je ne suis pas assez glacée et mystique à quarante ans pour me repentir des heures lumineuses de la jeunesse. Ce sont encore les meilleures malgré le trouble, les larmes, et, comme vous l’avez bien dit, le vide qu’elles ont laissés après elles. Est-ce que le navigateur poussé par le sort dans les glaces du Groenland ne se souvient pas avec délice de quelque belle plage tiède et fleurie de Cuba ou des Antilles ?

— Oh ! marquise, m’écriai-je, vous devriez bien me conter votre histoire ou plutôt vos sensations.

— Il me serait douloureux de parler de moi, reprit-elle ; j’ai recouvré une sérénité que je ne veux plus perdre, et vous ne voudriez pas, vous qui m’aimez, faire jaillir des étincelles de la cendre refroidie, ou des larmes du roc poli sur lequel je marche tranquille ? mais je vous parlerai de lui, de cet ami célèbre que vous avez connu, dont le monde s’occupe, sur lequel on dit et on écrit tant de choses mensongères ; et en