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l’envahir, c’était l’image de l’omnibus, réfléchie dans les glaces des boutiques, avec les voyageurs de ce côté de l’impériale, dont les figures et l’attitude s’y trouvaient reproduites assez nettement.

Une ressemblance l’avait frappée ; et d’abord, elle s’était dit : « Ce ne peut être lui. » Mais chaque fois que l’omnibus passait devant une devanture plus haute et plus claire, elle s’écriait en elle-même : « C’est lui ! c’est bien lui ! »

« Oui, c’est bien son front bas, son épais sourcil, ses yeux vifs, qui regardent avec impatience à droite et à gauche, son pied petit et bien chaussé, qu’il met toujours en avant. Ce geste saccadé ! oui, c’est bien cela ! Il serre son cigare entre ses lèvres, qui disparaissent, et son menton se plisse, comme lorsqu’il songe ou travaille. C’est lui ! et voici bien le pantalon rayé qu’il a mis ce matin, et son cache-nez à bandes violettes. Mais comment n’est-il pas à Saint-Germain ? »

« Il paraissait pressé de partir et avait seulement une commission à faire dans le quartier. On ne va pas à Saint-Germain par le Jardin des Plantes. Il avait donc changé d’idée, ou plutôt il avait menti, sans doute. Et alors, où allait-il ? »

Sans les glaces, qui étaient fermées, car l’air était froid, cet homme, en descendant, près de la rue de la Monnaie, eût aperçu le brusque mouvement de la jeune femme, quand elle se pencha pour le mieux voir. Complétement certaine alors de ne s’être pas trompée, elle rougit, le suivit des yeux, et tout à coup se souleva comme pour descendre ; mais pendant son indécision l’omnibus roulait toujours, et la rue de la Monnaie était déjà loin. Elle prit alors son parti, s’enfonça plus profondément sur son siége, croisa son manteau, baissa ses beaux yeux avec tristesse, et, cette fois, se mit à songer profondément.

Place Saint-Victor, elle descendit, pénétra dans une maison neuve et alla sonner à la porte d’un appartement, où son entrée fut accueillie par les acclamations joyeuses d’une autre jeune femme : — Emmy ! À la bonne heure ! tu es charmante ! Je me disais : On ne la voit plus ! Enfin, te voilà !

Et bientôt les deux amies se trouvèrent assises sur une causeuse, en face d’un feu de coke, dans un petit salon. Débarrassée de son manteau et de son chapeau, Emmy était encore plus jolie.

On n’aurait pu refuser la même épithète à sa compagne ; mais ceci eût prouvé que le sens d’un mot peut varier à l’infini, selon l’objet auquel il s’applique. Victorine Levert est une de ces petites femmes brunes, blanches et fluettes, aux traits délicats et réguliers, que vous avez si souvent rencontrées, un peu partout. Elle a de grands yeux, mais ils semblent vides ; car la pensée n’y est pas et l’émotion ne s’y peint jamais. L’ovale de son visage est très allongé ; ses lèvres sont fines et molles. Elle est mise avec goût, et sa taille menue se prête à des enjolivements un peu surchargés. C’est pour elle que semble avoir été faite l’expression : une petite femme… nous ajouterons fort bien, si vous voulez, réservant pour Emmy le nom de charmante.

Celle-ci, quoique peu développée, a de l’intérieur ; on peut chercher en elle, et, qui mieux est, trouver. Tout en causant avec son amie, elle songe à la rencontre qui l’a tant préoccupée, et sa rêverie devient si visible que Victorine s’écrie :

— Mais qu’as-tu donc ? On dirait que tu es tourmentée de quelque chose. Ta petite fille n’est pas malade ?

— Je ne serais pas ici, répond Emmy.

— Qui donc alors ? ton père ? ta mère ?

— Ils vont bien, je pense. En te quittant, je me rendrai chez eux, comme à l’ordinaire.

— Et ton mari ?

— … Il m’a dit qu’il allait passer la journée à Saint-Germain.

— Ah ! c’est cela, tu es mécontente qu’il ne t’ait pas emmenée.

— Non, vraiment, c’est si ennuyeux une bâtisse ! Gervais n’en bouge pas, et je n’ai que la vue lointaine de la forêt.

— Est-ce que tu en es encore à pleurer quand ton mari te laisse seule ?

Emmy baissa la tête, et d’un accent doux et mélancolique :

— Non, à présent je suis plus raisonnable ; il faut bien se résigner. Mais il y a pourtant des choses que je trouverais difficiles à accepter… Oh ! pour cela, non, dit-elle vivement, comme se parlant à elle-même.

— Dis-moi ce que c’est, voyons, demanda Victorine, émue de curiosité.

— Mais… ce n’est rien peut-être. Pourtant, ça me paraît louche, et ça me tourmente… beaucoup. Figure-toi… mais tu me promets de n’en pas parler ?

— Par exemple, pour qui me prends-tu ? Est-ce que je ne suis pas ta confidente, ta meilleure amie ?

— Il y avait près d’une heure que Gervais était parti, ma chère, quand j’ai pris l’omnibus Chaussée-d’Antin. Y était-il déjà ? non, sans doute, car il m’aurait vue. Il est sans doute monté sur le boulevard, un peu plus loin ; je ne lui avais point dit que je viendrais te voir. Enfin, je l’ai bien reconnu rue Saint-Honoré, sur l’impériale, en jetant les yeux sur les glaces d’un magasin. Puis, il est descendu rue de Rivoli, et a pris par la rue de la Monnaie. Pourquoi m’a-t-il dit qu’il allait à Saint-Germain ?

Victorine pinça les lèvres et remua la tête de haut en bas :

— Eh bien, c’est gentil. Ma chère, il fallait le suivre.

— Je n’ai pas osé.

— Tu étais dans ton droit. Ton mari te trompe, c’est clair. Ma foi, j’aurais voulu connaître ma rivale, au moins voir la maison où il entrait. Tu as manqué là une occasion !…

— J’y ai bien songé ; mais s’il s’était retourné, et s’il m’avait vue ?…

— Tu lui aurais dit : je vous suis, monsieur. N’est-ce pas le devoir d’une femme ?

— Ma chère, tu ne sais pas combien il est vif et emporté.

— Le fait est qu’il a l’air dur. Oh ! moi, je te l’ai dit, tout franchement, quand j’ai bien vu que la lune de miel était passée, M. Talmant ne m’a jamais convenu pour toi. Il est trop brun, trop sec, trop… enfin, c’est un homme qui ne me va pas du tout ; je ne sais pas pourquoi tes parents se sont tant pressés de te marier. Il était riche, c’est vrai ; mais tu aurais pu trouver autant de fortune avec un meilleur caractère. Ah ! à propos : je ne m’étais pas trompée. Ce pauvre M. Martel est amoureux fou de toi, ma chère, il me l’a avoué, autant vaut dire. Il ne fait que parler de toi. Ne t’a-t-il pas fait visite ?

— Il est déjà venu deux fois, dit Emmy en souriant. C’est pour parler à mon mari ; mais il arrive toujours avant ou après l’heure, et Gervais est sorti.

— Alors, tu le reçois ?

— Que veux-tu que je fasse ? Il me demande. Ces provinciaux, on ne sait comment…

— Et que te dit-il ?

— Oh ! nous parlons de Paris et puis de sa province. Mon Dieu, la conversation traine un peu, cependant il ne peut pas se décider à partir.

— Je le crois bien, un provincial et un amoureux ! C’est égal, il est très-aimable. En voilà un, tiens, qui t’aurait rendue heureuse. Un si brave garçon ! Et plus riche que M. Talmant.

— Oh ! ne parle pas ainsi, dit Emmy confuse ; ce n’est pas bien. Gervais est mon mari, et je ne dois pas même penser que j’aurais pu en aimer un autre.

— Tu as raison, c’est aussi ce que je dirais s’il s’agissait de Jules et de moi. Mais pourtant, si ton mari te trompe, ma foi… ce n’est pas bien.

— Je n’en suis pas sûre.

— Dam, ça y ressemble. Quel dommage que tu ne l’aies pas suivi !

Elle revint tant et si bien là-dessus, ainsi que sur les perfections de M. Martel, qu’Emmy emporta ces deux idées mêlées dans sa tête, comme si elles eussent été liées par d’étroits rapports.

ANDRÉ LÉO.

(La suite au prochain numéro).


MEMENTO

Le plan définitif des répartitions de terrains au Champ de Mars entre toutes les nations vient d’être arrêté, et les journaux du soir publient déjà la distribution de l’emplacement entre tous les pays du monde entier.

Il paraît aussi qu’il sera facile à tous les visiteurs, même aux plus inexpérimentés, de parcourir le palais de l’Exposition sans guide et avec le seul secours du plan.

Le palais est d’une grandeur incroyable. On le traverse par 17 avenues convergentes sur le jardin central. Quant aux allées circulaires sous les 10 on 12 nefs, entre les étaux, elles sont au nombre de 25 ou 30. Pour visiter toutes les allées, avenues et galeries du parc et du palais, un individu marchant une lieue à l’heure et dix heures par jour en aurait pour toute une semaine.

— On s’occupe de grands travaux au Jardin-des-Plantes. Les serpents et les lions, les tigres et les chacals vont avoir des logements dignes de leur importance. Ce besoin se faisait vivement sentir.

— Une nouvelle que nous recommandons aux journaux de théâtre : le théâtre du Prince-Impérial donnera cet hiver le Duc de Vendôme, un drame historique, militaire, à grand spectacle, en 5 actes et 10 tableaux de MM. Alfred Sirven et Bernard Lopez.

— M. Musard, l’ex-chef d’orchestre du concert des Champs- Elysées, le fils du fameux chef d’orchestre des bals de l’Opéra, a acheté le magnifique château de Villequier, en Normandie. Une somme de plusieurs millions a, dit-on, été affectée à ce achat :

       Et l’on ne dira pas que j’ai fait des folies,
       Car j’achète un château sur mes économies.

— L’estampille a été refusée par la commission de colportage au Roman de la Parisienne de M. Émile Villars.

— Une petite bande d’illustres chanteurs italiens a traversé Paris cette semaine. Mario et Julia Grisi se rendaient à Florence : les sœurs Marchisio partaient pour Rome, tandis que Tamberlick et Mme Nantier Didier prenaient leur vol pour Madrid.

— Les feuilles allemandes appellent l’attention et l’intérêt sur l’état de détresse où se trouve la nièce de Mozart, Josepha Lange, à qui sa mauvaise santé interdit le travail, et qui, restée orpheline dès l’enfance, s’est vue successivement privée de tous ses protecteurs. La nièce de Mozart est âgée de quarante-six ans ; elle habite Vienne, et c’est de là qu’elle implore ceux qui, au nom de son illustre parent, voudraient prendre en pitié son infortune.

— M. Victor Franconi, fils du célèbre Laurent Franconi, s’oppose à ce que le nom de Franconi figure seul sur le titre du théâtre du Prince-Impérial, ainsi que sur les affiches, annonces et prospectus. Il s’oppose également à ce que M. Gillet, dans les exercices où il paraît personnellement, ajoute à son nom celui de Franconi, qui est celui de sa femme. Le tribunal civil, qui a été saisi de cette affaire, a fait défense à M. Gillet et à MM. Gillet-Franconi et Cie de se servir dans toutes annonces, prospectus et actes quelconques, du nom de B. Franconi seul.

— L’aimable M. Monsolet, de l’Étendard, vient de révéler aux populations éprises des belles-lettres, qu’un nouvel astre vient de se lever à l’orient de la poésie.

Cette étoile brillante est portée au front par un Lyonnais, M. Carlhant.

M. Carlhant s’est adonné à la traduction des chefs-d’œuvre du grand Will, pas à une traduction littérale comme celles de MM. Guizot et François Hugo, mais bien à une traduction en vers !!!…, et en vers superbes, plus superbes que ceux de M. Francis Ponsard. Il a déjà fait paraître, en brochure, le drame de Jules César, et celui de Coriolan a été livré en manuscrit à l’excellent directeur-artiste Dumaine, qui a été tellement enthousiasmé de l’œuvre, qu’il s’est empressé de la retenir pour la monter grandiosement à son théâtre. Bien entendu, M. Dumaine se réserve pour lui le principal rôle.

— Nous avons répété dernièrement la nouvelle que M. Boscowitz, compositeur hongrois, était chargé de faire revivre sous son archet magique les défunts concerts pompéiens.

M. Boscowitz veut bien nous prier de démentir le fait, et nous le faisons d’autant plus volontiers que nous savons le musicien capable autant que jeune et qu’il serait vraiment dommage de le voir aller s’ensevelir sous les ruines de cette moderne Pompéi.

— On nous écrit de Wiesbaden :

Les établissements thermaux de Wiesbaden et d’Ems sont ouverts comme par le passé et le public y trouvera le même agrément qu’autrefois.

Le pays est maintenant parfaitement tranquille. Les communications avec la France sont entièrement rétablies au moyen des chemins de fer belges et rhénans ainsi que ceux de l’Est, par Forbach et Blagerbrück.