Il restait, presque suppliant, parlant peu d’abord et couvrant son embarras par des taquineries à Paulette, à laquelle il apportait chaque fois un sac de bonbons. C’était Emmy qui était obligée de soutenir la conversation, et pendant qu’elle parlait, M. Martel la contemplait avec tant d’adoration, qu’à son tour elle se sentait confuse et intimidée. Peu à peu, il s’animait, et bientôt parlait avec charme.
Quand il n’était plus là, en songeant à lui, Emmy se sentait doucement émue, et se disait : On entend la voix de son cœur dans tout ce qu’il dit. Comme il est sensible et bon !
Simplement, c’est qu’il aimait, et que la présence d’Emmy surexcitait ce qu’il y avait en lui de sentiment. Sa mère, qui le trouvait un peu égoïste, comme les enfants le sont presque tous, eût été surprise de l’entendre parler avec tant de sensibilité. Il racontait aussi ses voyages, et il n’avait rien trouvé dans le monde qui valut l’amour. Ce n’est pas qu’il osât prononcer ce mot ; mais la pensée n’en était pas moins exprimée et revenait à chaque instant.
Toutes ces réticences fort claires, le langage de ses yeux, bien plus expressif que des paroles, plus persuasif surtout, cela était plus dangereux pour Emmy que des aveux ; elle n’avait point à y répondre ; elle ne pouvait s’en fâcher. M. Martel l’occupa tant qu’elle s’en effraya. Emmy était faible, ou croyait l’être ; on ne lui avait jamais appris du moins qu’elle dût chercher sa force en elle-même. Jetant autour d’elle des regards éperdus, elle ne voyait que son mari qui lui fût un appui naturel et sûr. Mais, s’il l’avait abandonnée ? S’il la trompait ?…
Le dimanche suivant, elle se tint prête, et peu d’instants après que son mari fut sorti, elle descendit de son appartement, situé rue Taitbout, au premier étage, et se rendant à la station la plus proche, elle prit une voiture : « Rue de Rivoli, en face la rue de la Monnaie, » dit-elle au cocher.
Là, elle le fit stationner près d’un magasin et attendit. L’impatience et la crainte l’agitaient. S’il avait pris un autre chemin ?
Bientôt, cependant, elle vit M. Talmant descendre de l’omnibus comme la première fois et enfiler la rue de la Monnaie. Alors, d’une main tremblante, glissant 5 fr. dans la main du cocher, la jeune femme désigna son mari et ordonna de le suivre.
M. Talmant prit par le Pont-Neuf. Il marchait à grands pas et ne regardait ni à droite, ni à gauche ; mais en avant. Rue Dauphine, il s’arrêta tout à coup devant une boutique de mercerie et modes, à demi-fermée, où il entra.
— À présent, ma petite dame, que faut-il faire ? demanda le cocher en se penchant vers Emmy, d’un air familier et protecteur.
Elle le pria d’aller s’arrêter un peu plus loin, puis le renvoya et se dirigea vers la mercerie. Elle était toute pâle sous son voile baissé, tremblante, et ses mains crispées serraient avec force son manchon sur sa poitrine. Cependant, elle était résolue à savoir.
Sur la vitre de la porte, en lettres dorées, était écrit : Mme Léocadie Bodin. Emmy entrant demanda un chapeau.
Il n’y avait là que deux jeunes filles qui s’apprêtaient à sortir, et que l’arrivée d’une cliente sembla contrarier un peu. Cette contrariété s’accrut quand les exigences de la jeune femme parurent difficiles à satisfaire, et la plus âgée des demoiselles déclara bientôt nettement que ce que demandait madame ne se faisait pas ici.
— Mais, répliqua Emmy, cela se peut faire, et Mme Bodin s’en acquitterait à merveille. On m’a recommandé votre magasin ; je tiens à m’arranger avec vous. Ne puis-je parler à Mme Bodin ?
Car elle avait bien vu que ni l’une ni l’autre de ces fillettes n’était la femme qu’elle cherchait.
— Madame est occupée, dit la première demoiselle en regardant la plus petite ; je ne crois pas qu’on puisse la déranger.
— Elle n’est pas dans sa chambre, dit l’enfant. Elle est encore là. Vous pouvez lui demander.
Son regard indiquait une porte à droite, au fond, où la première demoiselle se décida enfin à aller frapper. À sa timide question, jetée à travers la porte entre-baillée, une voix impérieuse répondit : « J’y vais. »
Des instants longs pour Emmy s’écoulèrent. Elle couvrait la porte du regard ; son cœur battait. On entendait causer ; mais les intonations arrivaient confuses. Enfin, apparut une femme, une femme brune, belle, richement parée, qui se présenta d’un air de reine, et saluant Emmy légèrement, lui demanda ce qu’elle voulait.
Son prétexte, Emmy ne se le rappelait plus ; elle balbutia une réponse équivoque. Cette femme lui faisait mal à voir. Elle avait des cheveux d’un noir admirable et la peau d’une blancheur extrême ; de grands yeux noirs bien fendus, le sourcil beau ; son front bas et peu large était bien modelé ; le nez droit, un peu trop pointu peut-être, les lèvres charnues et bien dessinées, le menton fort et le bas du visage plein ; une taille abondante, mais ferme et gracieuse ; des bras à demi-nus, d’une beauté parfaite ; dans la physionomie quelque chose de hardi, de spirituel et de nonchalant ; le regard plein d’éclairs endormis ; une Athénienne, augmentée d’une grisette, avec l’accent de Paris.
En la regardant, le doux cœur d’Emmy se gonflait de haine. Plus cette femme lui semblait belle, plus elle la trouvait haïssable. Et quelque chose lui disait que cette beauté-là devait bien plus charmer M. Talmant que la sienne à elle.
La demoiselle de magasin, prenant la parole, avait expliqué ce que demandait Emmy, et Mme Bodin, en femme entendue, proposait diverses combinaisons. Mais en vérité, la nouvelle cliente était par trop irrésolue ou par trop distraite. Elle répondait à peine en songeant : Il est là ! Mais comment le voir ? Vais-je partir sans une certitude ?
Elle cherchait un expédient, quand l’objet de sa recherche vint de lui-même, impatient ou flâneur, se présenter dans le cadre de la porte restée ouverte. En l’apercevant, Emmy releva son voile. « Gervais ! s’écria-t-elle ; quoi vous êtes ici ? »
Un moment, il resta frappé de stupeur ; puis il s’avança. — Mais oui, dit-il, un de mes clients désire acheter le magasin de madame, et j’étais venu…
— Un dimanche ! reprit-elle, et voilà pourquoi vous faites semblant d’aller à Saint-Germain ?
Elle s’arrêta et sentit les forces lui manquer sous le regard plein de fureur que lui jeta son mari.
— Voilà une drôle de scène ! s’écriait Mme Bodin. Qu’est-ce que c’est que cette petite dame ?
— Venez ! dit brutalement M. Talmant en prenant le bras de sa femme. Et il l’entraina hors du magasin.
Quand ils furent dehors :
— Ainsi vous me surveillez, vous m’espionnez ? Je ne vous croyais pas de cette force là. Ah ! vous voilà toute tremblante à présent ! Ce que c’est que de faire des choses pour lesquelles on n’est pas né ! Ma chère, il faut vous occuper de votre fille et de vos chiffons, à moins que vous ne teniez absolument à être malheureuse…
Il fit signe à un cocher qui passait à vide.
— Avec moi, je vous en préviens, ça ne vous manquerait pas, si vous n’étiez pas raisonnable.
— C’est ainsi, dit-elle, que vous me parlez, quand…
— Montez, reprit-il en ouvrant la porte de la voiture ; montez donc.
Il la poussa dans l’intérieur, ferma la porte sur elle, donna l’adresse de sa maison et retourna chez la modiste.
Le trouble, la stupéfaction, le chagrin d’Emmy étaient à leur comble. La froide colère de son mari l’épouvantait et brisait d’un seul coup tout son plan d’attaque. Eh quoi ! il ne cherchait pas même à nier, à s’excuser ! De droit, il n’en était nullement question ; mais seulement de force, de pouvoir ! Eh bien, que pouvait-elle contre lui ? Rien. — Et lui, que pouvait-il contre elle ? Tout.
Il la tenait dans sa main tout entière ; il pouvait à son gré la faire souffrir. D’un mot, par cela seul qu’il s’en tenait à son droit légal vis-à-vis d’elle, rejetant ainsi les palliatifs que l’opinion et les mœurs ont apportés aux lois, il anéantissait toute réclamation, coupait court à tout reproche. Serments violés, confiance trahie, bonheur perdu, tout cela n’était rien, ne comptait pas. Ni droit, ni justice, ni pitié. Sa volonté seule. Il ne restait plus à Emmy qu’à se faire pardonner sa faute, la faute qu’elle avait commise de découvrir la trahison et de protester contre elle.
Maintenant, elle regrettait amèrement sa démarche. Sa situation vis-à-vis de son mari venait de changer profondément. Il y avait une heure, elle n’avait que des doutes et l’aimait encore. À présent, elle ne pouvait que le maudire, presque le haïr… Dans quelle situation, à vingt ans, il la jetait ! Un veuvage éternel ! Toute la vie à passer ainsi, sans amour, sans joie, sous le joug de cet homme qui ne l’aime plus et qui — elle le pressent — se vengera sur elle de ses propres fautes.
Elle arriva chez elle pâle, défaite, éperdue. Mme Denjot, venue pour chercher Paulette et qui mettait la dernière main à la toilette de la petite, en voyant sa fille, jeta un cri.
— Qu’as-tu ? bon Dieu ! qu’y a-t-il ? Emmy était trop émue pour se contenir. Au milieu d’un torrent de larmes, elle dit son malheur.
Certes, si contre l’instinct de la jeune fille, ce mariage s’était fait, une moitié au moins de la responsabilité en revenait à Mme Denjot. Affolée de ce gendre, qu’elle trouvait un homme superbe, et qui l’avait séduite par ses attentions, c’est elle qui avait pris à tâche de vaincre les répugnances confuses d’Emmy. Elle avait employé pour cela toute l’influence que possède une mère sur l’esprit d’une fille de dix-huit ans, et cependant que savait-elle de cet homme ? Il avait 200,000 francs, une agence accréditée, une famille recommandable, voilà tout. De plus, il était plein de déférence pour Mme Denjot, la menait au spectacle et lui offrait des bouquets. Il paraissait fortement épris d’Emmy. Sur tout cela, Mme Denjot n’avait point eu de paix que sa fille n’eût dit oui, et le père Denjot, fier de la position sociale de son gendre, le jour du mariage se frottait les mains.
Cependant, au récit d’Emmy, Mme Denjot éclata en lamentations et en invectives. Gervais était un scélérat ! Comme il l’avait trompée ! Oh ! les hommes… Si l’on pouvait se fier à aucun être de cette espèce-là… Depuis longtemps, elle voyait bien qu’il n’était plus le même. Il ne venait plus chez eux. C’est à peine présent s’il daignait dire bonjour à sa belle-mère quand il la rencontrait, et il ne l’embrassait plus et l’appelait Madame, comme si elle ne lui était de rien. Un homme autrefois si attentionné ! si insinuant ! Elle tourna ensuite sa fureur contre ces coquines qui débauchent les hommes mariés. — Est-ce pour mieux repousser une solidarité compromettante ? ou servilité d’opinion ? ou plutôt, cette lâcheté instinctive de notre pauvre race, qui préfère s’en prendre au moins fort ? Toujours est-il qu’en pareil cas c’est contre la femme surtout, ou même contre elle seule que s’exerce la colère des femmes. — On devrait couper le cou à ces créatures-là, dit en terminant son réquisitoire Mme Denjot. Ah ! si je la tenais ! Mais laisse-moi faire, ma fille ; il faudra bien que je trouve moyen de te rendre ton bonheur.
Cela semblait à Emmy n’être plus possible. Elle s’efforça de dissuader sa mère de parler à Gervais. Elle savait le peu de considération que ses parents inspiraient à son mari. Et puis, si cet amour, que trop jeune et trop naïve elle avait cru éternel, le souvenir de tant d’heures, si intimes et si vraies, tout le bonheur qu’il avait reçu d’elle, et tant de confiance, et leur enfant, si tout cela pour lui n’était plus rien, que pouvaient des remontrances ?
D’ailleurs, elle sentait qu’à présent c’était fini, qu’elle n’aurait plus de confiance en son mari. À vingt ans, l’âme a trop de vigueur et d’innocence pour savoir tolérer et pardonner. — Maintenant, se disait-elle, je serai toujours malheureuse ! Et elle pensait ensuite avec terreur combien ce serait long, jeune comme elle était.
Emmy passa le reste du jour, rue Saint-Denis, chez ses parents, dont les récriminations augmentaient sa peine, au lieu de la consoler. À force de rêver à l’aventure du matin, elle se rappela qu’elle avait déjà vu quelque part cette Léocadie, et finit par retrouver dans sa mémoire la scène, l’époque et le lieu. C’était dans les bois de Meudon, il y avait plus d’un an. Cette femme faisait partie d’un groupe folâtre qui passa près d’eux avec des rires et des quolibets. L’un des hommes avait tutoyé Gervais ; et cette femme, elle, lui avait fait signe, d’un air mystérieux et familier, qui avait donné fort à penser à Emmy. — C’est une artiste que j’ai vue trois fois, avait dit Gervais ; ces femmes-là sont ainsi. — Emmy l’avait cru, et maintenant elle voyait bien que dès ce temps son mari la trompait, que sa liaison avec cette femme datait de loin, que c’était une maîtresse en titre, c’est-à-dire, outre l’humiliation et le chagrin d’un tel partage, un malheur de famille, un danger sérieux.
Le lendemain Gervais se montra sombre et dur ; mais il n’y eut pas d’explication. Emmy, brisée et fiévreuse, ne se sentait pas la force de supporter une nouvelle épreuve, et s’entourait de Paulette comme d’un bouclier. Décidément, c’était elle la coupable. Jour à jour, elle se remit cependant un peu. Ses joues avaient si bien l’habitude du rose qu’elles le reprirent sans y songer. Mais au cœur, la plaie restait. Parfois, devant une naïveté de sa petite fille, les lèvres de la jeune femme laissaient échapper un éclat