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Page:Collectif - Le Nain jaune - 1866 08 29 N310.djvu/8

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social, répercuté par l’en-bas, et chercher les vices et les ridicules des maîtres dans le cœur fouillé des domestiques, ces singes terribles de nos corruptions, qui les imitent et qui nous servent, et qui, demain, peuvent tout casser !…

Pour cela, vous comprenez — n’est-ce pas, — qu’il faut un peu plus que le gracieux marivaudage des vignettes de Gavarni ? Vous comprenez qu’il faut un peu plus de force comique que celle qui consiste pendant toute une pièce à opposer le langage de l’auteur — que ce soit M. de Najac ou M. About, — à l’habit de livrée dont on a revêtu son personnage ?… Vous comprenez, enfin, qu’il faut une autre vérité d’observation que celle de l’auteur ou des auteurs de Nos gens, qui, dans le monde des ducs où ils vivent, ont vu des laquais faire signe à leurs maitres, arrêtés en voiture dans la rue, de monter ?…

II

Mais en voilà assez ! — À propos de marivaudage, ils ont joué Marivaux, ce jour-là, — Marivaux, la fausseté la plus réussie du siècle le plus fort en faux qui ait jamais existé. Or, pour être naturel dans le faux, raffiné à ce point, c’est le diable ! Et je n’ai connu que mademoiselle Mars qui pût venir à bout de ce diable là. La débutante, Mlle Barataud, une ingénue, cousue de fil blanc, s’est donné beaucoup de peine pour avoir de la naïveté ; et le public, touché, l’a applaudie comme si elle en avait eu.

J. Barbey d’Aurevilly.


AU JALOUX D’À CÔTÉ

SONNET.

Enferme, Bartholo, Rosine à double tour :
Au pied du noir balcon, rôdeur, fais bonne garde ;
Fouille chaque tiroir ; dans le buvard regarde
S’il manque un seul feuillet de vélin ; tour-a-tour

Dis au veilleur de nuit, à la duègne hagarde,
D’arrêter dans le vent tous les bruits d’alentour ;
Barricade la porte et fais murer la tour…
Bonne nuit, Bartholo ! Tout est bien. Dieu te garde !

Tu ne peux le saisir ce regard vif et clair,
Qui traverse les cils de sa flèche d’éclair,
Langue ardente des yeux allumés sous leurs voiles.

Idiome universel dont l’âme est l’alphabet,
Message qui ne craint ni Frontin ni Babet,
« Billeto » tout poudré de poussière d’étoiles !


CHANSON

I



Jetez au vent votre chanson.
À l’écho l’ardeur de vos plaintes :
À la source, au nid, an buisson,
Jetez la plainte et la chanson ;
Contez vos douleurs aux jacinthes.

II



Le vent emporte la chanson ;
L’écho moqueur rit de vos plaintes.
L’oiseau siffle, sur le buisson,
Votre plainte et votre chanson ;
La source entr’ouvre les jacinthes

III



Garde donc, mon cœur, ta chanson !
Ou ne la dis avec ses plaintes.
— Loin du nid, du rien, du buisson. —
Ne dis ta plainte et ta chanson.
Qu’au saule en pleurs — loin des jacinthes.

Émile Villars.



HISTOIRE
D’UN
FAIT DIVERS

(NOUVELLE)

Le temps est le régulateur de la vie moyenne ; mais on comprend que dans ses rêves d’un autre monde l’homme l’ait supprimé ; car au sein des grandes émotions il n’existe plus. L’âme humaine alors échappant aux lois du système, dont elle fait partie, habite le monde absolu de l’idée, où la durée s’absorbe dans l’éternité de l’être. Emmy restait plongée dans ce double malheur : la haine de son mari qui lui promettait une vie de souffrances, et la douleur de ne plus revoir Olivier. Mais c’est du second malheur qu’elle souffrait le plus. On a dit aux femmes : Vous aurez l’amour ; elles le veulent. Emmy sans lui n’avait que faire au monde. On ne l’avait jamais occupée d’autre chose ; elle ne se croyait née que pour cela. Or, ayant une valeur humaine, elle ne pouvait vivre de rien.

Olivier ne pouvait plus revenir chez elle. Le verrait-elle ailleurs ? Oh non ! non ! puisque cet amour était coupable, impossible, l’occasion, l’heure du sacrifice était venue. Mais quel déchirement ! Elle se disait : Je ne le verrai plus ; je ne l’entendrai plus ! celui qui tout à l’heure me versait du fond de son âme tant d’idéal et tant de bonheur ! Elle trouvait que tout en lui était beau, plus encore, sacré. Elle confondait, comme toujours, l’idéalité de l’amour avec l’être par qui elle se révélait. Il était donc grand, elle l’adorait. Et quand elle songeait qu’il daignait lui faire le don le plus précieux, le plus complet, le don de son être, elle se sentait engagée envers lui par une reconnaissance immense, enthousiaste. Où trouverait-elle donc le courage de le faire souffrir ? Comment pourrait-elle se résigner à ne plus le voir, à ne plus l’entendre ! Il lui apparaissait désespéré, pâle, avec un regard qui pénétrait le cœur, et où déjà elle lisait des reproches. Il souffrirait pour elle, lui, Olivier ! — Elle brulait de fièvre et pleurait amèrement.

Cependant, à côté d’elle, les heures s’écoulaient, et sa mère ne la voyant pas venir, à la nuit tombante, la vint chercher.

L’imagination de Mme Denjot, surexcitée déjà par le rapport de son mari, acheva de s’exalter à la vue du désespoir de sa fille. Elle prit la résolution d’agir vigoureusement et d’attaquer la situation par son côté en apparence le plus imprenable. Dans son jugement, la source de tout le mal, c’était toujours Léocadie Bodin. Aussi, le lendemain, endossant sa robe de soie noire, et prenant son air le plus comme il faut, elle se rendit rue Dauphine.

Mme Denjot ne possédait ni une grande intelligence, ni un esprit cultivé, mais elle avait pourtant sa philosophie. Elle avait appris, dans sa boutique, à connaître le caractère humain par ses côtés d’intérêt et de vanité, et qui plus est, à les faire mouvoir à son profit, comme eût fait un Louis XI dans son royaume. C’était le côté vulgaire mais avec Léocadie Bodin, il suffisait.

La bonne dame entra donc dans le magasin de modes, acheta quelques articles dont elle loua la bonne qualité, observa tout à son aise pendant ce temps la belle modiste, et d’un air à la fois digne et insinuant, finit par demander à celle-ci un entretien secret. Quand Léocadie, assez intriguée, l’eut conduite dans l’arrière-boutique et l’eut fait asseoir, Mme Denjot, avec autant de douceur que de gravité, lui dit :

Ma chère dame, je suis la belle-mère de M. Gervais Talmant.

L’autorité de la famille en impose toujours, et surtout à ces pauvres femmes qui, rarement, se trouvent en dehors d’elle par le fait de leur volonté. Léocadie fit un pas en arrière, mais resta polie pour Mme Denjot.

Celle-ci commença par excuser la jeune femme et tout rejeter sur son gendre. Les hommes étaient bien coupables, tandis que les femmes souvent n’avaient pas le choix. Cependant, il valait toujours mieux, dans ces situations, avoir affaire à un célibataire qu’à un homme marié. D’abord, on ne sait pas comment les choses peuvent finir, puis, celui-là a bien moins de charges…

Elle parla ensuite en mère désolée du chagrin d’Emmy, des mauvais traitements qu’elle éprouvait, et ne répugna point à la faire plaindre par sa rivale. Quant à Gervais, il fut peint au vif, avec les plus noires couleurs, et Mme Denjot, au nombre de ses défauts, ne manqua pas de dire, négligemment, qu’il était fort mal dans ses affaires. Ils voulaient pourtant sauver la dot de leur fille, et si cela durait, il faudrait plaider en séparation. — Je vous en préviens, madame, car assurément il vous déplairait de paraître dans tout ceci. Enfin, nous voulons, mon mari et moi, patienter encore et voir une dernière fois si notre gendre veut se ranger. C’est pourquoi, nous étant permis de prendre des renseignements sur vous, madame, et ayant appris que vous étiez une personne intelligente, bien née et tout à fait distinguée dans votre position, je suis venue, au nom de mon mari, vous proposer un échange de services. On a toujours besoin dans le commerce de bonnes relations et d’un peu d’aide. Consentez seulement à mettre mon gendre à la porte — car il est trop clair pour moi, maintenant que je vous ai vue, que ce n’est pas de lui-même qu’il peut vous quitter — et vous gagnez des amis qui ne se borneront pas envers vous à des compliments.

La réponse de la modiste fut très verbeuse, et un peu confuse. Elle avait, certes, beaucoup à se plaindre de M. Gervais. Il l’avait écartée du sentier de l’honneur, et l’avait doublement trompée ; car elle ne savait pas du tout qu’il fut marié. — Elle tira son mouchoir et versa des larmes sur le sort des femmes trop confiantes. — Elle était bien touchée de tout ce que venait de lui dire Mme Denjot, et cette pauvre petite dame, elle la plaignait de tout son cœur… Mais, à présent, hélas ! c’était bien délicat ; elle s’était attachée, et malgré tous les torts de M. Gervais… elle avait le cœur si constant !… Pourtant, elle pouvait dire que c’était par désintéressement ; car il ne l’avait pas payée de ses sacrifices, et elle eut mérité de lui plus de générosité. Les échéances dans le commerce étaient une chose bien désagréable. M. Gervais eut pu lui épargner des difficultés qu’elle avait eues. Après cela, s’il était gêné… Précisément, elle avait encore une inquiétude… et ça la mettait au tourment de lui en parler : car il ne prenait pas ces choses avec l’empressement convenable, et comme elle avait trop de délicatesse, etc, etc.

Mme Denjot alors, en véritable amie, conseilla à Léocadie de rompre courageusement cette coupable liaison. En agissant ainsi, elle serait approuvée de tous les honnêtes gens, et s’assurerait des protecteurs. La preuve, c’est que, moyennant ce sacrifice, Mme Denjot se trouverait toute disposée à tirer la jeune modiste de l’embarras où elle se trouvait.

Le chiffre de l’embarras se trouva être de 8,000 fr. que promit Mme Denjot ; mais, habilement, en deux termes, afin de tenir Léocadie par l’appât de la seconde somme. En outre, elle lui fit des questions sur son commerce, vit qu’elle n’en savait guère les finesses, lui indiqua de bonnes maisons et proposa ses conseils. Elle se donnait ainsi l’entrée de la maison et le moyen de surveiller l’exécution du contrat. Léocadie promit donc de fermer sa porte à M. Talmant.

Ce n’avait pas été sans verser des larmes, et sans alléguer les tortures d’un cœur déchiré. Mais les choses une fois convenues, la belle grisette se laissa aller davantage, et se montra presque soulagée de ce parti pris. Certes, M. Gervais était un bel homme, mais on n’en faisait pas du tout ce qu’on voulait, et il avait parfois des moments peu aimables. Jaloux comme un tigre !…

— Et tenez, ma chère dame, l’autre jour il n’a menée voir jouer Othello. J’en avais la chair de poule. Et je me disais : Te voilà bien, avec un homme capable d’en faire autant ; Oui, oui, je plains sa femme, allez, et pour mon compte je n’aurai pas de peine à…

Elle se mordit les lèvres. Mme Denjot la quitta, fort contente de son œuvre.

Le lendemain, elle envoyait chez Léocadie son premier commis chargé de remettre les 4,000 fr. Le commis était un grand blond fadasse, mais sournois, auquel, en confidence, Mme Denjot conta l’affaire.

— Quelle admirable femme tout de même ! avait-elle dit comme péroraison. On comprend à la voir la folie