Page:Collectif - Revue canadienne, Tome 1 Vol 17, 1881.djvu/112

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le poing pour assommer l’animal, mais celui-ci l’attendit d’un pied tellement ferme, qu’il lui fit honte de son emportement, et le journaliste mordu se contenta de lui dire :

« Va, chez toi, vilaine bête ! »

Il paraît que miss Cocotte était polyglotte et qu’elle avait l’habitude de ce commandement, car elle obéit immédiatement en exécutant une nouvelle série de culbutes autour de sa porte. Rentrée chez elle et dûment verrouillée, elle se mit à se répéter à elle-même : Va chez toi, vilaine bête ! mais avec un accent anglais tellement comique, que Gueuxarcher ne put lui garder rancune et éclata de rire. Il avait traduit jadis le poème du Corbeau, d’Edgar Poe ; mais miss Cocotte, bien que son hôtesse malgré lui, n’avait rien du lugubre never more américain.

Cependant, cette nouvelle venue ne lui fit pas oublier que son pigeonnier aérien devait posséder des hôtes plus anciens et, prenant la bougie, il se mit en quête de Roméo et Juliette. Les deux êtres ainsi dénommés n’étaient ni plus ni moins qu’un couple de grenouilles vertes confiné dans un grand bocal destiné à figurer à la montre d’un pharmacien, avec des tænias, fœtus, serpents à sonnettes ou autres monstruosités répugnantes qu’on a l’habitude de conserver dans de l’alcool. Celui-là, plus agréable à voir, était meublé d’une échelle double, au haut de laquelle se tenaient les deux grenouilles, dans les poses les plus grotesques, et c’était à ce duo perpétuel au bout de cette échelle qu’elles devaient le nom des deux illustres amoureux de Shakspeare. Elles avaient pour camarades de bocal et pour ennemis intimes deux pétulants gardons, qui s’étaient trouvés vivants dans une friture de Seine et auxquels on avait fait grâce du supplice de la poêle. Dans les bas-fonds de cet aquarium improvisé rampait une écrevisse verte, baptisée du nom de Seize-Mai, à cause de sa peur du rouge. Elle aussi, sa vitalité lui avait épargné le supplice du chaudron avec accompagnement de vinaigre et de laurier. Quant aux deux grenouilles, on les avait achetées pour servir de baromètre.

Tous ces captifs étaient donc autant de prisonniers de guerre, auxquels on avait fait grâce de la vie, et qui en étaient arrivés à faire partie intégrante d’une famille pari-