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dans un autre, tant que je m’y trouvais avec ma maîtresse.

Voyant que Milady prenait intérêt à l’exploitation de ses biens et aux travaux du dehors, je m’y mis avec zèle, et cela d’autant plus aisément que je suis le septième enfant d’un petit fermier.

Lady Verinder me plaça sous les ordres du régisseur. Je fis de mon mieux, on fut content de moi et j’obtins de l’avancement en conséquence. Quelques années plus tard, un lundi, Milady disait : « Sir John, votre régisseur devient un vieil incapable, donnez-lui une bonne pension, et accordez sa place à Gabriel Betteredge. » Le mardi suivant, sir John répondait : « Chère lady Verinder, le régisseur a sa pension, et j’ai donné sa place à Betteredge. » Vous n’entendez que trop souvent parler de gens mariés qui vivent malheureux ensemble : voici un exemple du contraire ; qu’il serve d’avertissement à quelques-uns d’entre vous et d’encouragement aux autres.

Poursuivons notre récit :

On pourra me dire que rien ne manquait à mon existence.

Occupant un poste d’honorable confiance, vivant dans mon petit cottage, parcourant la propriété dans mes matinées, tenant mes comptes l’après-dînée, avec Robinson Crusoé et ma pipe le soir pour me distraire, que pouvais-je désirer de plus ? Qu’il vous plaise vous souvenir de ce qui manquait à Adam, seul dans le paradis terrestre ! et si vous approuvez Adam, ne me blâmez pas d’avoir cherché une compagne.

La femme sur laquelle se fixa mon choix était celle qui tenait mon petit ménage ; elle s’appelait Sélina Goby. D’après l’opinion de défunt William Cobbett sur les mérites d’une femme, celle-ci remplissait les principales conditions, elle jouissait d’un bon appétit et marchait avec une ferme allure ; mais j’avais, de plus, un motif tout personnel pour l’épouser. Sélina recevait de moi tant par semaine de gages, et je la nourrissais. Une fois devenue ma femme, elle ne me coûtait plus rien, et me rendait ses services gratuitement.

Tel fut le point de vue auquel je me plaçai : la considération de l’économie jointe à une pointe d’amour. Je soumis mon appréciation comme je la sentais à ma maîtresse.

« Je pense depuis un certain temps, lui dis-je, à Sélina Goby et décidément, Milady, je crois qu’il sera moins dis-