Page:Collins - La Pierre de lune, 1898, tome 2.djvu/100

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créature sur laquelle vos yeux se reposeraient. J’essayai, Dieu sait combien de fois, d’obtenir un regard de vous. Si vous aviez pu deviner les larmes de douleur que me faisait verser toutes les nuits votre dédain, vous m’eussiez peut-être plainte, et l’aumône d’un de vos regards m’eût aidée à vivre.

« Vos yeux n’auraient du reste pas été fort tendres si vous aviez su combien je haïssais miss Rachel. Je crois que je découvris votre amour pour elle avant que vous en eussiez conscience vous-même. Elle avait l’habitude de vous donner des roses à mettre à votre boutonnière. Ah ! monsieur Franklin, vous portiez mes roses plus souvent que ni elle ni vous ne vous en doutiez ! La seule petite satisfaction que j’avais à cette époque était de substituer ma rose à la sienne dans votre verre d’eau, puis de jeter celle de miss Verinder.

« Si elle avait été aussi jolie que vous la trouviez, j’aurais mieux supporté votre inclination ; mais non, je l’aurais encore plus détestée. Supposez que miss Rachel soit mise comme une servante privée de toute parure ! Je ne sais à quoi sert que j’écrive cela ! On ne peut nier qu’elle ait une vilaine taille ; elle est trop maigre. Mais qui peut dire ce qui plaît aux hommes ? Les jeunes ladies peuvent se permettre mille manières qui nous feraient perdre notre place ; ceci n’est pas mon affaire, et je ne puis espérer que vous lirez ma lettre si je continue ainsi. Pourtant il est enrageant d’entendre vanter la beauté de miss Rachel lorsqu’on sait que c’est à sa toilette et à son assurance qu’elle doit sa réputation.

« Tâchez de ne pas perdre patience, monsieur ; je vais arriver aussi vite que je le pourrai au moment qui ne peut manquer de vous intéresser, c’est-à-dire à celui de la perte du diamant. Mais j’ai une chose sur le cœur dont il faut que je vous parle d’abord.

« Ma vie n’était pas lourde à supporter à l’époque où je volais. Ce ne fut que lorsqu’au refuge on m’eut appris à sentir ma dégradation, et que j’essayai de bien faire, que les jours devinrent longs et monotones. La pensée de l’avenir m’assaillit. Tous les honnêtes gens, même ceux qui me témoignaient de la bonté, devinrent un reproche vivant pour moi. Quoi que je fisse, où que j’allasse, avec quelques per-