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« Il y a déjà près d’un an, repris-je, que nous étions réunis autour de cette table hospitalière ; auriez-vous mis par écrit sur votre journal ou ailleurs ce que vous désiriez me dire ? »

M. Candy saisit mon intention, et montra qu’il la regardait comme une injure.

« Je n’ai besoin d’aucun mémento, monsieur Blake, répliqua-t-il avec raideur ; je ne suis pas encore un vieillard, et je puis, Dieu merci, me fier à ma mémoire ! »

Résolu à ne pas voir qu’il était offensé, je continuai :

« Je n’en pourrais dire autant de la mienne ; quand j’essaye de me rappeler ce qui se passait il y a un an, je trouve mes souvenirs déjà incertains. Pour ne parler que du dîner de lady Verinder, par exemple… »

Ces mots firent passer un éclair sur la physionomie de M. Candy.

« Ah ! le dîner, oui, le dîner chez lady Verinder ! s’écria-t-il plus vivement que jamais, j’ai en effet à vous parler au sujet du dîner. »

Il me considéra de nouveau avec ce regard à la fois interrogateur et distrait dont l’expression faisait mal à voir. Je n’en pouvais douter, il se donnait un mal énorme et inutile pour rassembler ses souvenirs.

« C’était un dîner bien agréable, fit-il tout à coup avec l’air de quelqu’un qui a trouvé ce qu’il veut dire, un charmant dîner, monsieur Blake, n’est-il pas vrai ? »

Il sourit avec de petits hochements de tête, et parut convaincu, pauvre homme, que, grâce à sa présence d’esprit, il avait réussi à dissimuler son infirmité.

Quelque désespéré que je fusse de mon insuccès, un tel spectacle était si triste que je n’eus pas le courage de le prolonger. Je mis la conversation sur les nouvelles locales.

M. Candy parut alors reprendre une certaine animation. D’insignifiantes querelles, de petits scandales de la ville, étaient présents à sa mémoire ; il bavarda presque autant que par le passé ; néanmoins il y avait des instants où l’intelligence l’abandonnait tout à coup ; il s’arrêtait alors au beau milieu de sa phrase, me regardait, se recueillait, puis recommençait à babiller.

« Y a-t-il pour un cosmopolite supplice comparable à celui d’entendre narrer les menus détails et commérages d’une