Page:Collins - La Pierre de lune, 1898, tome 2.djvu/44

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toutes les craintes que j’avais conçues, lorsque je l’avais entendu demander le chapeau et le châle de Rachel.

Avant que j’eusse pu ouvrir la bouche, Rachel avait accepté l’invitation dans les termes les plus chaleureux. Si je laissais cet arrangement se conclure, si elle passait une fois le seuil de la porte de M. Bruff, adieu l’espoir le plus cher de ma vie, mon rêve de ramener au bercail la brebis égarée ! La seule pensée d’un pareil malheur m’accabla. Je m’affranchis des misérables liens des convenances mondaines, et avec une ferveur qui ne me permettait pas de choisir mes paroles :

« Arrêtez, dis-je, arrêtez ! il faut qu’on m’entende. Monsieur Bruff, vous n’êtes pas son parent ; moi, je représente sa famille. Je l’invite à venir chez moi, et je somme les exécuteurs testamentaires de me nommer sa tutrice. Rachel, ma chère Rachel, je vous offre mon modeste logis ; venez à Londres par le premier train, ma chérie, et réunissez votre existence à la mienne ! »

M. Bruff ne dit rien. Rachel me regardait avec un étonnement blessant et qu’elle ne faisait aucun effort pour dissimuler.

« Vous êtes bien bonne, Drusilla, dit-elle enfin ; j’espère vous voir souvent quand je serai à Londres ; mais j’ai accepté l’invitation de M. Bruff, et je crois préférable de rester, pour le moment, confiée aux soins de Mrs Bruff.

— Oh ! ne dites pas cela, insistai-je… Je ne puis me séparer de vous, Rachel ; en vérité, je ne saurais vous quitter ! »

J’essayai de la prendre dans mes bras, mais ma tendresse n’était pas partagée ; elle se recula et parut effrayée.

« En vérité, voici une manifestation bien inutile ! dit-elle, je n’y comprends rien.

— Ni moi non plus, » fit M. Bruff.

Leur aveuglement, cet endurcissement horrible et mondain me révolta.

« Rachel ! oh ! Rachel ! m’écriai-je, n’avez-vous donc pas encore vu que mon cœur brûle de faire de vous une chrétienne ? aucune voix intérieure ne vous a-t-elle donc prévenue que je m’efforçais de vous rendre le service que je voulais rendre à votre chère mère, lorsque la cruelle mort l’arracha à mes soins ! »