Page:Comte - La tare, nouvelle canadienne, publiée dans La Revue populaire, Montréal, Septembre 1918.pdf/8

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

lots qu’on vendait à des conditions rigoureusement draconiennes au pauvre monde, parvenu dans toute l’acception du mot, même au point d’avoir donné à son nom une tournure anglaise, Aristide Joli, qui se faisait appeler Jolly, habitait une somptueuse résidence de la côte Saint-Antoine, menant grand train de vie, ayant chevaux, cocher, limousine, « touring car », chauffeur, et le tout à l’avenant. Maintenant qu’il était lancé, Aristide n’avait plus qu’une ambition : devenir échevin, puis député, puis pourquoi pas maire de Montréal ? Médéric Martin y était bien parvenu, bien qu’il ne fût que « cigariste ». « Il n’y a rien comme de savoir se placer les pieds, répétait-il à chaque instant, au club, au théâtre, dans les « bars ». Son intérieur se distinguait par un luxe criard, et sa femme ainsi que ses filles étalaient des toilettes les faisant parfois passer pour des excentriques. Son fils, sortant à peine du collège, mais déjà vadrouilleur, sur les conseils de son père, avait décidé, depuis deux ans de remplacer son prénom Eugène, par celui de Chamberlain, combien plus aristocratique.

Or, Chamberlain Jolly était un jeune « snob » de la belle eau, et il affichait déjà les précoces symptômes du parfait voyou.

C’est dans ce milieu commun et tapageur que Jeanne Lebrun, qui avait abandonné l’enseignement depuis bientôt neuf ans, s’était résignée à prendre du service. La position était surtout lucrative et permettait à l’honnête fille d’aider sa mère, vieillie et infirme, et à payer les cours de son frère Paul, qui venait de commencer à étudier la médecine.

Les années avaient passé tristes pour Jeanne qui avait parfois rêvé d’une autre mission que celle de servir les riches, mais elle s’était consolée à la pensée que le vœu paternel était en partie réalisé, puisque le petit Paul d’autrefois était parvenu à s’instruire, et que demain, personne ne se souviendrait des Guénette, en saluant le docteur Paul Lebrun. Mais, il en avait fallu du courage, de l’endurance et de la persévérance pour atteindre ce but si ardemment voulu.

Et pourtant, malgré le voisinage de la trentaine, malgré mille fatigues, veilles et déceptions, Jeanne Lebrun avait pu conserver son apparence de jeunesse. De taille moyenne, plutôt délicate, elle avait la figure encore très fraîche, une figure extraordinaire, éclairée, presque illuminée par des yeux gris profonds, laissant lire de prime abord, de la franchise et de la bonté, mais aussi une rare fermeté de caractère. Et comme elle s’habillait avec simplicité, mais avec une remarquable distinction, Jeanne Lebrun eût pu, si elle eût voulu s’en donner la peine, changer de condition et se faire servir à son tour, elle qu’avait tant servi les autres.

Mais, au plus profond de son cœur, toujours vivace, le souvenir de Jacques Thibault, maintenant beau capitaine, parti pour la grande guerre, était resté. Elle avait bien pu, par héroïsme et dans la crainte de lui imposer le triste passé de sa famille qu’il eût été obligé de traîner comme un boulet, dans la vie, repousser jadis la générosité d’un geste qui s’annonçait sincère, mais elle n’avait pas oublié l’enivrante douceur d’un aveu, échappé de lèvres ardentes et éloquentes, certain soir, et son front portait encore, pour elle seule, l’empreinte du seul baiser que, si chastement elle avait reçu.

Oui, Jeanne Lebrun était encore si jolie que depuis quelques jours, le fils de ses maîtres, ce blanc-bec de Chamberlain, la suivait un peu trop. Trop honnête et trop réservée, et aussi trop bonne pour supposer même l’existence de la perversité, elle