l’on pénètre plus avant, si l’on va chercher jusqu’au
fond de leur cœur le motif caché de cette préférence
pour les hommes médiocres, peut-être s’apercevrat-on
que ce sentiment tient à une défiance secrète
d’eux-mêmes, qu’ils n’osent avouer ; on verra que
la plupart de ceux qui ont mérité ce reproche
avaient usurpé une partie de leur célébrité, et on
en pourra conclure qu’ils craignaient plus les lumières
de leurs égaux que leur société, et d’être
jugés que d’être surpassés. La réputation de
M. D’Alembert est appuyée sur une base trop solide,
pour lui faire un mérite de s’être élevé au-dessus de
cette faiblesse ; ami constant de Voltaire pendant
plus de trente ans, loin d’être fatigué de sa gloire
comme tant d’autres, il s’occupait avec un soin
presque superstitieux de multiplier les hommages
que ce grand homme recevait de ses compatriotes ;
il ne parla de l’illustre Euler à un grand roi, dans
les États duquel M. Euler vivait alors, que pour lui
apprendre à le regarder comme un grand homme ;
et même un sacrifice d’amour-propre, que l’exacte
équité n’eût pas exigé, ne lui coûta point pour faire
rendre justice à un rival dont le génie, s’exerçant
sur une seule science, ne pouvait frapper ceux à
qui cette science était étrangère. Lorsque M. Euler
retourna en Russie, M. D’Alembert, consulté par
le même prince, lui proposa de réparer cette perte
en appelant à Berlin M. de La Grange ; et ce fut par
lui seul, qu’un souverain qui l’estimait apprit qu’il
existait en Europe des hommes qu’on pouvait regarder
comme ses égaux.
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ÉLOGE DE M. D’ALEMBERT.