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NOTE DE L’AUTEUR

plus qu’un point de vue duquel les ombres mêmes de la vie apparaissent colorées d’un rayonnement intérieur.

Un semblable romantisme n’est point un péché. La vérité ne lui fait pas tort. Ce romantisme essaie seulement de faire bon cœur contre mauvaise fortune, si mauvaise que celle-ci puisse être ; et dans cette malchance même il sait découvrir une certaine beauté.

J’entends ici le romantisme considéré du point de vue de la vie et non pas du point de vue de la littérature d’imagination, ce romantisme, qui, à ses débuts, s’associait uniquement à des sujets du Moyen-Âge, ou, tout au moins, à des sujets puisés dans un passé reculé. Mes sujets n’ont rien de moyen-âgeux : et j’ai sur eux quelque droit, car mon passé est bien à moi. Si leur cours se déroule hors de la large voie de la vie sociale organisée, c’est peut-être dû à ce que j’ai moi-même, en quelque sorte, rompu avec elle de bonne heure et obéi à une impulsion qui devait m’être assez naturelle puisqu’elle m’a soutenu à travers tous risques de désillusion. Toutefois cette origine de mon œuvre littéraire est loin d’avoir donné plus libre carrière à mon imagination. Tout au contraire, le simple fait d’avoir à traiter des sujets éloignés du cours ordinaire de l’expérience quotidienne m’a mis dans l’obligation de demeurer encore plus scrupuleusement fidèle à la vérité de mes propres sensations. Le problème consistait à rendre vraisemblables des sujets inaccoutumés. Pour cela j’ai dû créer pour eux, reproduire pour eux, étendre autour d’eux, l’atmosphère même de leur réalité. Ce fut là la tâche la plus difficile de toutes et la plus importante et qui avait pour but de rendre avec conscience, cette vérité dans la pensée comme dans les faits, qui a toujours été mon but.

La seconde des remarques auxquelles j’ai fait allusion plus haut consistait à faire observer que, dans ce volume, le tout était plus grand que les parties. J’en laisse juges mes lecteurs, me contentant de remarquer que s’il en est vraiment ainsi, il me faut le prendre pour un hommage rendu à ma personnalité, puisque ces contes qui semblent implicitement se tenir si bien ensemble qu’on a cru devoir les considérer en bloc et les juger comme le produit de la même disposition d’esprit, ont été écrits à différentes époques, sous des influences diverses, et avec l’intention déterminée de tenter plusieurs façons de raconter une histoire. Les idées et les suggestions de ces contes me sont venues à différents moments et dans des parties du globe fort distantes les unes des autres. Ce livre a été l’objet de critiques de diverse nature, en général des plus justifiables, mais qui, en deux ou trois occasions,