Page:Conrad - En marge des marées.djvu/115

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.


L’AUBERGE DES DEUX SORCIÈRES

(UNE TROUVAILLE)



Cette histoire, épisode, aventure, — appelez-la comme vous voudrez — fut relatée vers 1850, par un homme, qui, de son propre aveu, avait à cette époque soixante ans. Soixante ans n’est pas un mauvais âge, sinon quand nous en envisageons la perspective ; ce que nous faisons, pour la plupart, avec des sentiments très mitigés. C’est un âge calme ; la partie est à peu près terminée ; et se tenant à l’écart, on commence à se rappeler, avec une certaine animation, l’habile homme qu’on a su être. J’ai observé que, par une aimable attention de la Providence, beaucoup de gens commencent, à soixante ans, à prendre d’eux-mêmes une vue assez romanesque. Il n’est pas jusqu’à leurs déceptions qui n’empruntent le charme de ressources spéciales. Et s’il est vrai que les espérances sont une attrayante compagnie, des formes exquises et passionnantes, ce ne sont, somme toute, que des formes nues et dépouillées. Les robes magiques ne sont heureusement la propriété que de l’immuable passé qui, sans elles, demeurerait accroupi comme une pauvre chose frissonnant sous l’amoncellement des ombres.

Ce fut probablement le romanesque de cet âge avancé qui incita notre homme à relater son aventure, pour sa propre satisfaction ou pour l’émerveillement de sa postérité. Ce ne fut certainement pas pour sa gloire, car cette aventure fut celle d’une épouvantable peur, d’une véritable terreur, ainsi qu’il le dit lui-même. On aura déjà compris que l’histoire à laquelle il est fait allusion dans ces toutes premières lignes fut consignée par écrit.

C’est précisément cet écrit qui constitue la trouvaille indiquée dans le sous-titre. Le titre lui-même est de mon cru, (je ne peux pas dire de mon « invention » ) et il a le mérite de la vérité. Il s’agit en effet d’une auberge ; quant aux sorcières, si conventionnel que soit ce terme, il faut reconnaître qu’il s’applique parfaitement ici.

Je fis cette trouvaille dans une caisse de livres que j’avais achetés