Page:Conrad - En marge des marées.djvu/123

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Français ont passé ? Et personne ne voyage par ces temps-ci. L’occasion fait le larron. Et puis votre marin a une fière mine, et avec un fils de chat les rats ne jouent pas. Mais, il faut dire aussi, là où il y a du miel, il y a des mouches. »

Ce discours sibyllin exaspérait Byrne. « Au nom de Dieu, dites-moi franchement si vous pensez que mon homme est bien en sûreté pour son voyage. »

L’homunculus, en proie à une de ses rapides transformations, saisit le bras de l’officier. Le serrement de cette petite main était étonnant.

— « Señor. Bernardino l’a bien examiné. Que puis-je vous dire de plus ? Écoutez-moi : des gens ont disparu sur cette route, sur une certaine partie de cette route où Bernardino a une maison, une auberge, et où moi, son beau-frère, j’avais des voitures et des mulets à louer. Maintenant il n’y a plus ni voyageurs, ni voitures. Les Français m’ont ruiné. Bernardino s’est retiré ici pour des raisons qui le regardent, après la mort de ma sœur. Ils se sont mis à trois pour la faire mourir de misère : lui, Erminia et Lucilla, ses deux tantes, tous affiliés au diable. Et maintenant il m’a volé mon dernier mulet. Vous êtes un homme armé. Réclamez-lui le « macho », le pistolet sur le front, señor, il ne lui appartient pas, je vous le dis, et courez après votre homme, qui vous est si précieux. Et alors vous reviendrez sains et saufs tous les deux ; car il n’y a pas d’exemple que deux voyageurs aient jamais disparu à la fois sur cette route. Quant à la bête, moi qui suis son propriétaire, je la confie bien volontiers à votre honneur. »

Ils se dévisageaient l’un l’autre, et Byrne faillit éclater de rire devant l’ingénuité transparente du complot tramé par le petit homme pour ravoir sa mule. Mais il n’eut aucune peine à garder son sérieux, car il sentait au dedans de soi une singulière tendance à accomplir cette action extraordinaire. Il se retint de rire, mais ses lèvres tremblèrent ; sur quoi voilà notre Espagnol en miniature qui détache ses yeux noirs et étincelants du visage de Byrne et qui lui tourne brusquement le dos, avec un geste et un coup de manteau qui exprimèrent à la fois du mépris, du découragement et de l’amertume. Puis il se retourna et resta planté, son chapeau obliquement enfoncé jusqu’aux oreilles. Sa susceptibilité n’alla pourtant pas jusqu’à refuser le douro d’argent que Byrne lui offrit avec un petit discours peu compromettant, comme si rien d’extraordinaire ne s’était passé entre eux.

— « Il faut me hâter de retourner à bord maintenant », dit Byrne.

— « Vaya usted con Dios », murmura le gnome.