Page:Conrad - En marge des marées.djvu/125

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Et pourtant, ajouta-t-il, à voix basse, je souhaiterais presque l’avoir fait. »

Avant que l’obscurité fut venue, ces deux jeunes gens s’étaient monté la tête à un point psychologique compliqué qui tenait à la fois du scepticisme méprisant et de la crédulité alarmée. Cela les tourmentait à l’excès, et la pensée que cela devrait durer six jours au moins, et se prolonger peut-être indéfiniment, leur devenait insupportable. Cependant le navire vira de bord à la nuit. Pendant toute cette sombre nuit orageuse, il marcha le cap vers la terre comme pour y retrouver son matelot, se couchant par moment sous les lourdes bouffées, à d’autres, roulant paresseusement dans la houle, presque stationnaire comme s’il eut eu, lui aussi, l’esprit tiraillé entre la froide raison et une ardente impulsion.

À la pointe du jour, une embarcation se détacha du navire, et s’en alla, secouée par les flots, vers l’anse peu profonde où, non sans de grandes difficultés, un officier en gros paletot et en chapeau rond, se mit en devoir d’atterrir sur une grève de galet.

« J’avais l’intention, écrit Mr Byrne, intention que mon capitaine approuva, d’atterrir en secret, si possible. Je ne voulais être vu ni de mon susceptible ami au chapeau jaune, dont les intentions n’étaient pas claires, ni de l’aubergiste borgne, qu’il fut ou non affilié au diable, ni d’aucun autre habitant de ce village primitif. Malheureusement cette anse était vraiment le seul atterrissage possible que l’on rencontrât sur plusieurs lieues, et vu l’escarpement du ravin, il ne m’était pas possible de faire un détour pour éviter les maisons. »

« Fort heureusement, continue-t-il, à cette heure-là tous les gens étaient couchés. Il faisait à peine jour lorsque je me vis marchant sur l’épaisse couche de feuilles mortes qui couvrait l’unique rue du village. Pas une âme dehors ; aucun chien n’aboya. Le silence était profond, et j’en avais conclu, non sans étonnement, qu’il n’y avait pas de chien dans ce village, quand j’entendis un sourd grognement, et d’une allée louche, entre deux masures, je vis surgir un affreux chien des rues, la queue entre les jambes. Il s’esquiva silencieusement, en me montrant les dents au moment où il me dépassait, et il disparut si soudainement qu’il aurait pu être tout aussi bien la répugnante incarnation du Malin. Il y eut quelque chose de si étrange dans son apparition et sa disparition que mon humeur qui n’était déjà pas très bonne, n’en devint que plus abattue à la vue répugnante de cet animal, comme si c’eût été là un fâcheux présage. »