Page:Conrad - En marge des marées.djvu/127

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du chemin. Qu’était-ce ? Le pied d’une colline ? Une maison ? C’était une maison, tout proche comme si elle avait jailli du sol, ou comme si, du repli sombre ae la nuit, elle était venue glisser jusqu’à lui, incolore et muette. Elle se dressait fièrement ; c’était elle qui l’abritait du vent. Trois pas encore et il pouvait toucher le mur de la main. C’était à n’en pas douter une « posada » et un autre voyageur essayait d’y trouver accès. De nouveau il entendit le bruit d’un coup circonspect.

Un moment après une large raie de lumière s’enfonça dans la nuit. Par la porte ouverte, Byrne s’y précipita, cependant que la personne qui était dehors s’enfuit dans la nuit en poussant un cri étouffé. De l’intérieur parvint aussi une exclamation de surprise. Byrne se jetant contre la porte à demi-fermée, réussit, non sans résistance, à entrer.

Une misérable chandelle, une simple veilleuse, brûlait au bout d’une table en bois blanc. À la lumière de cette chandelle, Byrne put voir la fille qu’il avait repoussée de la porte. Elle portait une courte jupe noire, un chale orange, elle avait le teint basané, une chevelure massive, sombre et épaisse comme une forêt, retenue par un peigne, et quelques mèches échappées mettaient une ombre noire autour de son front bas.

Lamentable et perçant, un hurlement de « Miséricorde » fut lancé par deux voix du fond de cette grande pièce où la lumière d’un foyer jouait parmi de lourdes ombres. En se ressaisissant, la jeune fille laissa entendre le sifflement de sa respiration entre ses dents serrées.

Il n’est pas nécessaire de rapporter ici la longue suite de questions et de réponses par lesquelles Byrne rassura les deux vieilles femmes assises de chaque côté d’un feu sur lequel était placée une sorte de grande marmite de terre. Byrne eut immédiatement la sensation de deux sorcières surveillant la cuisson de quelque philtre mortel… Pourtant, lorsque l’une d’elles déplaçant péniblement sa forme brisée eut soulevé le couvercle de cette marmite, la fumée qui s’en échappa avait une odeur appétissante.

L’autre vieille ne bougea pas ; elle était recroquevillée sur elle-même, la tête branlante.

Elles étaient horribles, l’une et l’autre. Il y avait quelque chose de grotesque dans leur décrépitude. Leurs bouches édentées, leurs nez crochus, la maigreur de celle qui remuait, les joues jaunes et flasques de l’autre (celle dont la tête tremblait), auraient été risibles si la vue de leur effroyable dégradation physique n’avait été pour les yeux un spectacle épouvantable et pour le cœur un effroi poignant, devant cette indicible