Page:Conrad - En marge des marées.djvu/129

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Après tout ce pouvait être vrai. Le son avait été si faible, si furtif, pensa Byrne. Ce n’était peut-être que l’effet de son imagination. Il leur demanda :

— « Qui est-ce ? »

— « Son « novio », crièrent-elles en montrant la jeune fille. Il est allé jusqu’à un village assez loin d’ici. Mais il reviendra au matin. Son « novio ». Elle c’est une orpheline, la fille de pauvres chrétiens ; elle vit avec nous pour l’amour de Dieu, pour l’amour de Dieu. »

L’orpheline accroupie au coin de l’être considérait Byrne. Il pensa qu’elle était plutôt une fille de Satan retenue là par ces deux sombres mégères pour l’amour du Diable. Ses yeux étaient légèrement obliques, sa bouche plutôt épaisse, mais admirablement dessinée, son visage sombre, empreint d’une beauté sauvage, voluptueuse et farouche. Quant à l’expression de ce regard fixe qu’elle tenait constamment attaché sur lui avec une attention pleine d’une sauvagerie sensuelle, « pour en avoir une idée, nous dit Mr Byrne, vous n’avez qu’à observer un chat affamé guettant un oiseau dans une cage, ou une souris dans une souricière. »

Ce fut elle qui lui servit un repas, dont il se montra satisfait, quoique ces grands yeux obliques et sombres qui ne cessaient de l’examiner comme s’il eut eu quelque chose de curieux écrit sur le visage lui causassent un certain malaise. Mais tout valait mieux que l’approche de ces sorcières de cauchemar aux yeux chassieux. Ses appréhensions s’apaisèrent ; peut-être rien que d’éprouver la sensation de la chaleur après ce mauvais temps, et de goûter un peu de repos après la lutte qu’il avait dû soutenir, pas, à pas, tout le long du chemin contre la tempête. Il n’avait pas d’inquiétude sur la sécurité de Tom. Il devait maintenant dormir dans un campement de montagne, après avoir rencontré Gonzales et ses gens.

Byrne se leva, alla remplir une timbale d’étain d’un vin tiré à une outre de peau qui était suspendue au mur et vint se rasseoir. La sorcière au visage de momie commença à lui faire la conversation, lui parlant du temps jadis, à bâtons rompus. Elle lui vanta la renommée de l’auberge, durant des jours meilleurs. Du beau monde s’y arrêtait, dans ses propres voitures. Un archevêque même, une fois, avait dormi dans la « casa », il y avait bien longtemps.

La sorcière au visage bouffi paraissait écouter, de son tabouret, immobile, sauf la tête tremblante. La fille (Byrne était certain que c’était une bohémienne qu’on avait recueillie là pour une raison quelconque) était assise sur la pierre du foyer, dans la chaleur que dégageaient les