Page:Conrad - En marge des marées.djvu/137

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À la fin, le désespoir, triomphant de son horreur croissante, il se détacha du mur auquel il s’appuyait, saisit le corps sous les aisselles, et se mit à le tirer vers le lit. Les talons nus du marin traînaient sur le plancher, sans bruit. Il était lourd, de ce poids mort des choses inanimées. D’un dernier effort, Byrne le jeta le visage tourné vers le lit, le retourna, jeta sur cette rigidité passive un drap dont il la couvrit ; puis il ramena les rideaux, au pied et à la tête, de façon à ce que se touchant, ils lui dérobèrent entièrement la vue du lit.

Il trébucha vers une chaise sur laquelle il se laissa tomber. La sueur lui coulait du visage, et ses veines semblaient charrier un mince filet de sang à demi-glacé. Une terreur absolue s’était emparée de lui, une terreur sans nom qui avait réduit son cœur en cendres.

Il s’était assis sur une chaise à dossier droit, la lampe brûlait à ses pieds ; ses pistolets et son couteau étaient près de son coude gauche au bout de la table, ses yeux tournaient continuellement dans ses orbites, regardant les murs, le plafond, par terre, dans l’attente d’une mystérieuse terrifiante vision. La chose qui pouvait donner la mort d’un souffle était là dehors, de l’autre côté de cette porte verrouillée. Mais maintenant Byrne ne croyait plus ni aux murs ni aux verrous. Une terreur folle transformait pour lui toutes choses, sa vieille admiration d’enfance pour l’athlétique Tom, l’indomptable Tom (il lui avait paru invincible) ne faisait que paralyser davantage ses facultés, ajouter encore à son désespoir.

Il n’était plus Edgar Byrne. Il n’était plus qu’une âme torturée qui souffrait de cette angoisse plus que jamais corps de pécheur n’avait souffert du chevalet ou du brodequin. On pourra mesurer le degré de son trouble, quand j’aurai dit que ce jeune homme au moins aussi brave que la plupart d’entre nous pensa à saisir son pistolet et à se faire sauter la cervelle. Mais une langueur mortelle et glaciale s’étendait sur ses membres, Sa chair comme du plâtre mouillé semblait se raidir peu à peu autour de ses côtes. Tout à l’heure, pensait-il, les deux sorcières entreront, avec leur béquille et leur bâton, horribles, grotesques, monstrueuses, affiliées au diable, pour lui faire une marque au front, la toute petite meurtrissure de mort. Et il ne pourrait rien contre elles. Tom s’était défendu, lui ; mais il n’était pas comme Tom. Ses membres étaient déjà raides. Il était là immobile, se sentant mourir peu à peu. Les yeux seuls remuaient, tournant sans cesse dans leurs orbites, parcourant les murs, le plancher, le plafond encore, et encore, jusqu’à ce que tout à coup, ils devinssent