Page:Conrad - En marge des marées.djvu/24

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Il s’arrêta. Renouard, qui sentait s’accroître son malaise, fit un signe d’assentiment, et l’autre ne perdit pas de temps en préambule :

— Le professeur Moorsom…, physicien et philosophe…, une belle tête à cheveux blancs (à en juger par les photographies), beaucoup de cerveau aussi dans cette tête…, tous ces fameux livres…, pour sûr, même Renouard avait dû en entendre parler…

Renouard grommela que ce genre de lecture n’était pas son fort, et son ami s’empressa d’ajouter que ce n’était pas le sien non plus, sauf par obligation professionnelle, pour la page littéraire de ce journal qui était à la fois sa propriété et l’orgueil de sa vie ; le seul journal littéraire des Antipodes ne pouvait vraiment pas ignorer le philosophe à la mode. Non pas que qui que ce fût aux Antipodes eût jamais lu une ligne du professeur Moorsom, mais tout le monde, femmes, enfants, débardeurs, et cochers de fiacre, en avait entendu parler. La seule personne, à part lui, qui, dans ces parages, eût lu les œuvres du philosophe, était le vieux Dunster qui, à une certaine époque même, se disait moorsomien (ou moorsomite), et cela bien avant que le philosophe eût atteint la notoriété dont il jouissait maintenant, bien avant qu’il fût devenu « un personnage » à tous égards…, socialement aussi…, tout à fait la coqueluche de la haute société.

Renouard écoutait attentivement, tout en dissimulant du mieux qu’il pouvait son attention.

— Un charlatan, enfin ? murmura-t-il négligemment.

— Non, je ne pense pas. Je ne veux pas dire cela. Je ne serais rependant pas surpris qu’il eût écrit la plupart de ses œuvres pour se moquer du monde. D’ailleurs, rappelez-vous bien ceci, il n’y a vraiment que dans le journalisme que l’on puisse trouver des écrits complètement sincères ; croyez-moi.

Ce disant, le rédacteur s’arrêta un moment, en jetant un regard perçant sur son interlocuteur jusqu’à ce que et celui-ci eût murmuré un accidentel « oh ! sans doute ». Il se mit alors à expliquer que le vieux Dunster, pendant sa tournée en Europe, avait été à Londres le « lion » de la saison, à l’époque où il était descendu chez les Moorsom. Il entendait par là le père et la fille, car le philosophe était déjà veuf depuis pas mal d’années.

— Elle n’a pas l’air très jeune fille, murmura Renouard. L’autre acquiesça :

— Cela n’a rien d’étonnant, étant donné qu’elle a tenu le rôle de maîtresse de maison à Londres avec des gens de la haute depuis le