Page:Conrad - En marge des marées.djvu/39

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limites. Il acceptait l’immense infortune d’être amoureux d’une femme qui ne pensait qu’à retrouver un autre homme et à se jeter dans ses bras. C’est ainsi qu’avec la précision du désespoir il définissait sa situation, et cette idée lui traversait brusquement l’esprit comme une flèche aiguë, lorsque la conversation tombait. La seule pensée devant laquelle il se sentît sans force était que cette situation ne pouvait durer, qu’il faudrait en venir à une conclusion. Il la craignait d’instinct, comme un homme malade peut craindre la mort. Il lui semblait que pour lui ce serait la fin de tout, et qu’après cela il ne pouvait y avoir qu’un gouffre sans lumière et sans fond. Sa résignation même n’était pas dispensée des tortures de la jalousie, la cruelle, insensée, poignante et imbécile jalousie : quand il semble qu’une femme vous trompe, simplement parce qu’elle existe, parce qu’elle respire, et lorsque les mouvements profonds de son âme, de ses nerfs deviennent une source d’affolants soupçons, de doutes épuisants et de mortelles angoisses.

Les conditions particulières de leur séjour faisaient que Miss Moorsom sortait peu. Elle acceptait cette réclusion dans la maison des Dunster, à la façon d’un ermitage où elle vivait, sous la surveillance de ce groupe de vieilles gens, comme une déesse patiente, hautaine, condescendante et obstinée. Nul n’aurait pu dire si elle souffrait de quoi que ce fût ou si son attitude n’était que l’insensibilité d’une grande passion concentrée sur elle-même ou peut-être encore une parfaite réserve, ou l’indifférence d’une supériorité assez complète pour se suffire à soi-même.

Renouard discernait pourtant qu’elle prenait plaisir à causer avec lui de préférence ; était-ce parce qu’il était le seul de son âge ou à peu près ? Était-ce donc là la secrète raison qui l’avait fait admettre dans ce cercle ?

Aussi posée que ses mouvements ou ses attitudes, la voix de la jeune fille l’enchantait. Il avait toujours été un homme d’allures tranquilles, mais cette fascination qui s’exerçait sur lui l’avait transformé au point qu’il lui fallait maintenant de terribles efforts pour conserver son calme habituel. Quand il la quittait pour retourner à bord de sa goélette, il se sentait secoué, épuisé, brisé, comme si on l’eût mis à la plus exquise des tortures. Quand il la voyait s’approcher, il avait toujours un moment d’hallucination. Elle lui semblait une impalpable beauté faite pour l’invisible musique, pour les ombres de l’amour, pour le murmure des eaux. Au bout d’un moment, car il ne pouvait pas éternellement baisser les yeux, il ramassait tout son courage, et il la regardait. Un éclair