Page:Conrad - En marge des marées.djvu/58

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boutonné par dessus ses vêtements de tropique, fut le premier à dire :

— Cela me paraît un excellent conseil !

Miss Moorsom, près de lui, approuva d’un long silence. Puis, d’une voix qui semblait sortir d’un rêve :

— Ainsi, voilà Malata, je me suis souvent demandé…

Renouard frissonna. Elle s’était demandé. Malata ! c’était lui-même. Lui et Malata ne faisaient qu’un, et elle s’était demandé, elle s’était…

La sœur du professeur se pencha vers Renouard. Durant la traversée, on n’avait pas une seule fois, à bord de la goélette, fait allusion à cet homme, à cet homme retrouvé. Cette réticence était pour beaucoup dans la contrainte générale. La vieille dame n’avait certainement pas eu un transport de joie à la nouvelle que l’on avait découvert Arthur, pauvre Arthur, sans argent, sans avenir. Mais elle s’était sentie émue par le romanesque de la situation.

— N’est-ce pas extraordinaire, murmura-t-elle en surgissant avec son châle blanc, de penser que ce pauvre Arthur dort là, si près de notre exquise Félicia, et ne se doute pas de l’immense joie que demain lui réserve.

On sentait tant d’affectation dans le discours de la vieille dame en cire qu’il laissa Renouard insensible. Ce ne fut que la seule angoisse de son cœur qui lui fit murmurer d’une voix sombre :

— Personne au monde ne sait ce que demain lui réserve !

La vieille dame eut un frisson comme s’il lui avait dit une impolitesse. Quelle remarque brutale ! au lieu d’une parole aimable et de circonstance. À bord, où elle ne le voyait jamais en habit de soirée, la ressemblance de Renouard avec un fils de duc lui paraissait bien moins frappante. Rien ne lui restait que… ah ! cet air bohème. Elle se leva avec ostentation.

— Il est tard, et puisque nous couchons encore à bord cette nuit, dit-elle… mais cela semble si cruel.

Le professeur se leva en secouant la cendre de sa pipe.

— C’est infiniment plus raisonnable, ma chère Emma, dit-il.

Renouard, derrière la chaise de Miss Moorsom, attendait.

Elle se leva lentement, fit un pas, s’arrêta pour regarder le rivage. La masse sombre et confuse de l’île cachait les étoiles, semblable à un nuage d’orage qui aurait effleuré le ciel et l’eau, prêt à éclater en flammes et en tonnerre.

— Ainsi, c’est cela Malata, répéta-t-elle, songeuse, en s’avançant