Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/133

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présence, mais je n’aurais pas rêvé, bien entendu, de lui demander la cause d’un tel entrain. J’avais du respect pour mon grand frère, je vous l’affirme. D’ailleurs, je fus éclairé, un ou deux jours plus tard, quand j’appris que Miss Maggie Colchester devait faire partie du voyage. Son oncle le lui offrait pour raisons de santé.

Je ne sais pas, d’ailleurs, ce qui pouvait clocher dans sa santé. Elle avait un teint superbe et une belle masse de cheveux blonds. Elle ne craignait vents ni marées, pluies ni embruns, ni soleil. C’était une gentille fille aux yeux bleus, une fille de la bonne espèce, bien que son impertinence avec mon frère m’épouvantât. J’avais toujours peur que cela finît par une vilaine querelle. Pourtant il n’arriva rien de décisif avant la fin de notre première semaine de Sydney. Un jour, pendant le dîner des hommes, Charley passa la tête par la porte de ma cabine, où je fumais en paix, allongé sur ma couchette.

— « Viens à terre avec moi, Ned », me dit-il, de son ton bref.

Je sautai sur mes pieds, pour le suivre par la coupée et jusqu’au haut de George Street. Il marchait à pas de géant, et je trottais hors d’haleine, à son côté. Il faisait mortellement chaud. — « Où diable me mènes-tu si vite, Charley ? », pris-je enfin le courage de demander.

— « Ici », dit-il.

Ici, c’était dans une bijouterie. Je ne pouvais imaginer ce qu’il voulait y faire et croyais à quelque folle lubie. Mais me mettant sous le nez trois bagues qui paraissaient bien menues dans sa grande main brune :

— « Pour Maggie. Laquelle ? » grogna-t-il.

Je restais tout décontenancé. Je ne pus prononcer une parole, et me contentai de désigner celle qui brillait le plus, avec des pierres blanches et bleues. Il la fourra dans la poche de son gilet, allongea une poignée de souverains et bondit dans la rue. En arrivant à bord, j’étais