Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/144

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fouet de charretier tremblait dans sa main. « On aurait dit que nous étions rivés sur place. » Le frémissement de la toile cessa tout à coup au-dessus de sa tête. À ce moment critique, le vent, tourné à nouveau en une brusque rafale, emplit les voiles et lança avec violence la Famille Apse à la côte, par son bossoir sous le vent. Elle avait poussé la plaisanterie un peu loin, pour une fois. Son heure était venue, l’heure, l’homme, la nuit noire, la bourrasque traîtresse, la femme fatale qui devaient mettre fin à ses exploits. La brute ne méritait pas mieux. Les instruments de la Providence sont étranges ! Il y a une sorte de justice poétique…

L’homme au complet de drap me regarda fixement.

— La première rangée d’écueils lui arracha sa fausse quille : Rip !… Le capitaine se précipita sur le pont et vit une femme courir affolée, en robe de flanelle rouge, autour du kiosque de veille, avec des cris de cacatoès.

Le second choc atteignit la brute sous la grande cabine, démolit l’étambot et emporta le gouvernail, après quoi elle se lança à l’assaut des rochers en pente, y ouvrit sa coque, et s’arrêta net en brisant son mât de misaine, qui tomba par-dessus la lisse, et forma un passavant naturel.

— Pas de victimes ? demandai-je.

— Personne, excepté cet animal de Wilrnot, répondit le gentleman inconnu de Miss Blank, qui cherchait des yeux sa casquette. Et mieux eût valu pour lui y rester. Tout le monde débarqua sans encombre. La tempête n’éclata que le lendemain, soufflant de plein ouest, et démolit la brute avec une rapidité extraordinaire. On aurait dit qu’elle était pourrie jusqu’aux moelles… Il changea de ton. La pluie a cessé. Il faut que je prenne ma bécane et que je file déjeuner chez moi. J’habite Hernie Bay et j’étais venu ce matin bavarder un peu…

Il me fit un signe de tête amical et sortit vivement.