Aller au contenu

Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/213

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

des faits qu’il entendait garder pour lui seul. — Qu’est-ce que tu vas donc faire ? lui demandaient ses camarades, pour s’entendre répondre avec un accent farouche : — Qui vivra verra. Et chacun admirait sa réserve..

Avant la fin de la trêve, le lieutenant d’Hubert obtint une compagnie. C’était une promotion bien méritée, que personne ne semblait pourtant attendre. Quand Féraud apprit la nouvelle, dans une réunion d’officiers, il grommela entre ses dents : — Ah ! vraiment ? Saisissant son sabre accroché près de la porte, il l’agrafa soigneusement, et quitta le cercle sans un mot. Il rentra chez lui à pas mesurés, battit le briquet et alluma sa chandelle. Puis, empoignant un malheureux verre sur la cheminée, il le jeta violemment à terre.

Maintenant que d’Hubert était son supérieur, il n’y avait pas à songer au duel. Les adversaires n’eussent pu envoyer ou relever un appel sans encourir le conseil de guerre, et c’était chose impossible. Féraud, qui n’éprouvait plus depuis longtemps aucun désir sincère de rencontrer d’Hubert les armes à la main, s’emporta à nouveau contre l’injustice systématique du sort. — Alors, il espère s’en tirer comme cela ? se disait-il avec indignation. Il voyait dans cette promotion une intrigue, une conspiration, une lâche manœuvre. Le colonel savait bien ce qu’il faisait ; il s’était dépêché de recommander son favori pour l’avancement. Il était scandaleux qu’un homme pût échapper, de cette façon sournoise et tortueuse, aux conséquences de ses actes.

Joyeux luron jusque-là, et de tempérament plus combatif que militaire, le lieutenant Féraud s’était contenté de donner et de recevoir des coups par simple goût de violence et sans grand souci d’avancement, quand une ambition ardente lui poussa tout à coup. Ce sabreur de vocation décida de saisir toutes les occasions de se faire valoir, et de briguer, comme un intrigant, la faveur de