Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/30

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Gaspar Ruiz était sans enfant ; il n’était pas marié et n’avait jamais aimé. A peine avait-il parlé à une femme, en dehors de sa mère et de la vieille négresse de la ferme, dont la peau ridée était couleur de cendres, et dont l’âge courbait en deux le corps émacié. Si les balles des fusils tirées à quinze pas étaient spécialement désignées pour le cœur de Gaspar Ruiz, elles faillirent toutes à leur destinée. L’une d’elles, pourtant, emporta un petit bout de son oreille, et une autre un fragment de chair de son épaule.

Un soleil rouge et sans voiles se couchait dans un océan de pourpre et plongeait son regard de feu sur l’énorme mur de la Cordillère, digne témoin de cette extinction glorieuse. Il est inconcevable qu’il ait pu aussi contempler les hommes, fourmis acharnées à leurs absurdes et insignifiantes tâches de meurtre et de mort, pour des raisons assez mal comprises, en dehors même de leur ordinaire puérilité. Il éclairait pourtant le dos des tireurs et le visage des condamnés. D’aucuns étaient tombés à genoux ; d’autres restaient debout ; certains détournaient les yeux des canons levés des fusils. Tout droit, Gaspar Ruiz, le plus large de tous, laissait pendre sa grosse tête hirsute. Le soleil bas l’éblouissait un peu et il se tenait déjà pour mort.

Il tomba à la première décharge. Il tomba parce qu’il se croyait tué. Il s’affaissa lourdement sur le sol. La secousse le surprit : — « Je ne suis pas mort, apparemment », se dit-il, en entendant, au commandement, le peloton d’exécution recharger ses armes. Il resta allongé, les membres tout raides sous le poids de deux corps affalés en croix au-dessus du sien.

Lorsque les soldats eurent tiré une troisième salve dans le tas des cadavres animés d’ultimes soubresauts, le soleil disparut, et presque aussitôt la nuit tomba sur l’océan assombri et les côtes de la jeune république. Au-dessus de l’ombre des basses terres, les sommets neigeux