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Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/45

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fou ; c’était la jeune fille. Elle se tenait toute droite, la main appuyée contre une des colonnes de bois, grande et pâle, ses larges yeux creusés par les privations et le chagrin. Je la regardai fixement, et ses yeux rencontrèrent les miens avec un regard étrange, scrutateur. Au moment où je retournais la tête, après avoir dépassé la maison, elle parut s’armer de tout son courage, pour me faire signe de revenir en arrière.

J’obéis machinalement, Señores, tant était grand mon étonnement. Il redoubla encore, lorsque j’entendis ses paroles. Elle commença par me remercier de ma patience à l’endroit de son père. J’en fus honteux. C’est du dédain et non de la patience que j’avais voulu montrer. Ses paroles devaient lui brûler les lèvres, mais elle ne se départit pas un instant d’une dignité douce et mélancolique, qui me remplissait d’un respect involontaire. Il n’y a pas à lutter contre les femmes, Señores. Quand elle commença son histoire, j’eus peine à croire mes oreilles. C’est la Providence, conclut-elle, qui avait épargné la vie d’un homme injustement condamné, et qui, maintenant, se confiait à mon honneur de caballero et à ma compassion pour ses souffrances.

— « Injustement condamné, déclarai-je froidement, c’est aussi mon avis ; par conséquent, vous avez hébergé un ennemi de votre cause. »

— « C’était un pauvre chrétien qui implorait secours à notre porte au nom de Dieu, Señor », répondit-elle simplement.

Je commençais à l’admirer. — « Où est-il, maintenant ? » demandai-je avec raideur.

Elle ne répondit pas à ma question. Avec une habileté parfaite et une délicatesse presque démoniaque, elle sut, sans blesser mon orgueil, me rappeler l’échec de ma tentative en faveur des prisonniers du fort. Naturellement, elle connaissait toute l’histoire. Gaspar Ruiz, me dit-elle, me suppliait de lui procurer un sauf-conduit