Pour moi, il était manifeste qu’il ne pouvait s’arracher à la vue du fort. Je vous assure, Señores, que j’étais bien près d’avoir pitié de cet homme que sa force laissait sans puissance, et que je voyais sur la crête, indifférent au soleil, à la pluie, au froid et à la bise ; les mains jointes autour des jambes, et le menton sur les genoux, il regardait, regardait de tous ses yeux.
Et le fort qu’il contemplait ainsi, restait aussi impassible et aussi muet que lui. La garnison ne donnait pas signe de vie, et ne répondait même pas aux coups de feu désordonnés dirigés sur les meurtrières.
Une nuit, comme je passais devant lui, il m’interpella brusquement, sans changer d’attitude : — « J’ai envoyé chercher un canon », fit-il. « Je le recevrai à temps pour reprendre ma femme et battre en retraite avant que votre Robles ne puisse grimper ici. »
Il avait envoyé chercher un canon dans la plaine.
La pièce fut longue à venir, mais arriva enfin. C’était une pièce de sept de campagne. Démontée et fixée à deux longues perches, elle avait sans peine été portée par deux mules le long des sentiers étroits. Le cri d’exultation sauvage de Ruiz quand il vit l’escorte du canon émerger à l’aube de la vallée, retentit encore à mes oreilles.
Mais, Señores, je n’ai pas de paroles pour vous peindre sa stupeur, sa furie, son désespoir, son égarement, quand il apprit que l’animal chargé de l’affût était, au cours de la dernière nuit de marche, tombé dans un précipice. Il lança contre l’escorte des menaces de torture et de mort. Toute la journée je me tins à l’écart, me dissimulant derrière des fourrés, et me demandant ce qu’il allait faire. La retraite lui restait permise, mais il ne pouvait pas s’en aller.
Je voyais derrière moi son artilleur, Jorgue, un ancien soldat espagnol, dresser un étrange édifice, fait de selles entassées. Le canon y fut hissé tout chargé, mais quand