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Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/103

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du mât, une lueur jaune brumeuse comme celle de la dernière étoile qui va s’éteindre au ciel. – « Je fus terrifié de la voir encore là », m’expliqua-t-il. Ce sont ses propres paroles. Ce qui le terrifiait, c’est la pensée que tout n’était pas fini encore. Évidemment, il aurait voulu que toute cette abomination fût terminée aussi vite que possible. Personne ne faisait le plus petit bruit dans le canot. Il paraissait filer très vite dans la nuit, mais en fait, il ne devait pas avoir fait beaucoup de chemin. L’averse s’éloignait, et suivant la pluie, le grand sifflement affolant mourut dans le lointain. On n’entendait plus que le clapotis menu de la mer sur le fond du canot. Dans une bouche, des dents claquaient violemment ; une main toucha le dos de Jim, tandis qu’une pauvre voix soupirait : – « Vous êtes là ? » et qu’une autre s’écriait, toute tremblante : – « Il est parti ! » Ils se retournèrent tous, pour regarder derrière eux ; ils ne virent plus de lumières. Une pluie fine et glacée leur fouettait le visage. Le canot roulait doucement. Les dents claquèrent plus fort, s’arrêtèrent, puis repartirent par deux fois, sans que l’homme pût assez maîtriser son frisson pour dire : – « Ju… u… us… uste… à… tem… em… emps… Brrrrrr… ! » Jim reconnut la voix du chef mécanicien, qui déclarait d’un ton bourru : – « Je l’ai vu sombrer ; je tournais justement la tête ! » Le vent était presque complètement tombé.

« Ils scrutaient l’ombre, le visage à demi tourné vers la brise, comme s’ils eussent écouté des cris. Jim avait été heureux d’abord que la nuit eût masqué la scène à ses yeux, mais bientôt, l’idée que tout s’était passé sans qu’il eût rien vu ou entendu, lui apparut comme le couronnement de l’atroce aventure. – « C’est bizarre, n’est-ce pas ? » murmura-t-il en interrompant son récit décousu.

« Non, cela ne me paraissait pas bizarre. Il devait avoir eu l’inconsciente conviction que la réalité ne pouvait pas être de moitié aussi affreuse, aussi angoissante, aussi douloureuse, aussi hallucinante que la terreur enfantée par son imagination. En ce premier moment, son cœur dut être torturé par toute la souffrance, son âme dut savourer l’accumulation de toutes les terreurs, de toute l’horreur, de tout le désespoir de huit cents êtres humains assaillis dans la nuit par une mort brutale et soudaine ; pourquoi eût-il dit, sans cela : – « Quelque chose me poussait à sauter de ce