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Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/105

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pieds, faute de visions devant ses yeux, faute de cris à ses oreilles ! L’annihilation, n’est-ce pas ? Et tout cela pour un ciel chargé de nuages, pour une mer sans lames, pour un air immobile ! Rien que pour la nuit : rien que pour le silence !

« Cet état persista quelque temps, puis tout à coup, et tous à la fois, les fuyards se mirent à se féliciter bruyamment de leur chance : – « J’avais bien vu, du premier coup, que tout était perdu ! – Pas une minute trop tôt ! – Nous l’avons échappé belle, sacré nom… » Jim ne disait rien, mais la brise qui était tombée se remit à souffler, une brise douce, peu à peu fraîchie, et la mer joignit son murmure au bruit de ce bavardage déchaîné, en réaction contre les minutes de muette terreur. Le Patna avait disparu… La chose était incontestable… Personne n’y pouvait rien !… Ils répétaient indéfiniment les mêmes paroles, comme s’ils n’eussent pu s’arrêter. Il n’y avait pas de doute que le bateau ne dût sombrer. Il n’y avait plus de feux, d’ailleurs. Pas d’erreur : il n’y avait plus de feux. On ne pouvait avoir aucun espoir : c’était fatal. Jim s’aperçut que ces hommes parlaient comme s’ils n’eussent laissé derrière eux qu’une coque vide. Ils savaient bien que la chose devait aller vite, une fois commencée, et cette pensée semblait leur valoir une sorte de satisfaction. Ils s’affirmaient l’un à l’autre que le plongeon ne pouvait guère durer. – « Il a coulé comme un fer à repasser ! » Le chef mécanicien déclara qu’il avait vu, au dernier moment, le feu du grand mât s’abîmer, « comme une allumette que l’on jette à l’eau ! » Sur quoi son second se mit à rire convulsivement : – « Je suis heur… eu… reux !… Je suis heu… eu… eu… reux !… » – « Ses dents claquaient comme un timbre électrique, me dit Jim. Et tout à coup il se mit à pleurer. Il pleurnichait et hoquetait comme un enfant, avec des sanglots et de grandes aspirations. – « Oh mon Dieu ! Oh, mon Dieu ! mon Dieu ! » Il se tenait un instant tranquille pour éclater tout à coup à nouveau : « Oh, mon pauvre bras ! mon pau… au… vre bras ! » J’aurais eu envie de l’abattre à coups de poing. Je distinguais confusément des ombres dans la chambre d’arrière où ces gredins étaient assis, et un bourdonnement grondeur de voix me parvenait aux oreilles. Tout cela était très dur à supporter. Et j’étais glacé, au surplus. Mais je ne pouvais rien