Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/109

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Vous n’allez pas taper sur un homme qui a un bras cassé, vous qui vous dites un gentleman… » J’entendis un pas lourd :… un… deux… un… deux…, et un grognement poussif. C’était l’autre brute qui venait vers moi, en raclant son aviron sur le bordage. Je le voyais s’avancer, énorme… énorme…, comme on voit une silhouette, dans le brouillard ou dans les rêves. – « Venez donc ! » criai-je. Je l’aurais flanqué à bas comme un ballot de chiffons. Il s’arrêta, grommela à mi-voix, puis retourna à l’arrière. Peut-être avait-il entendu le vent. Moi pas. Ce fut la dernière grosse rafale qui nous tomba dessus. Il retourna à son aviron, à mon grand regret… J’aurais voulu le… le… »

« Il ouvrit et ferma ses doigts recourbés en crochets, et ses mains eurent un frémissement ardent et cruel. – « Du calme ! Du calme ! » murmurai-je.

– « Hein ? Comment ? Mais je ne suis pas agité ! » protesta-t-il, avec une émotion douloureuse, et avec un geste convulsif du coude qui renversa la bouteille de cognac. Je m’élançai, en faisant grincer les pieds de mon siège. Lui s’écarta, d’un bond, de la table, comme si une mine eût fait explosion derrière son dos ; puis il se retourna à demi en me montrant des yeux éperdus et un visage blême, autour des narines, avant de se laisser tomber à terre, accroupi sur les talons. Il avait une mine d’intense vexation. – « Bien fâché ! Quelle maladresse ! » grommelait-il avec confusion, tandis que, dans l’ombre pure et fraîche de la nuit, se répandait une pénétrante odeur d’alcool, qui nous enveloppait d’une atmosphère de café de bas étage. Les lumières étaient éteintes dans la salle à manger ; notre bougie brillait seule d’un bout à l’autre de la longue galerie, et du pied au chapiteau, les colonnes se dressaient toutes noires. De l’autre côté de l’Esplanade, le sommet des Bureaux du Port se profilait distinctement sur le champ des étoiles, et l’on aurait dit que le sombre édifice avait glissé sur sa base pour s’approcher de nous et mieux nous écouter.

« Jim prit un air d’indifférence.

– « Il faut croire que je suis moins calme aujourd’hui qu’à ce moment-là. Je me sentais prêt à tout. Et quant à ces bêtises… »

– « Vous avez dû passer de joyeux moments dans ce canot », interrompis-je.