Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/112

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roulés dans des ruisseaux pendant une semaine d’ivresse », m’expliqua pittoresquement Jim ; puis il grommela quelques mots sur le soleil levant, dont l’aspect présageait un beau jour ; vous connaissez cette habitude des marins d’en revenir au temps, à propos de tout. Il me suffisait, à moi, de ses paroles confuses pour voir le bord inférieur du disque solaire couper la ligne d’horizon, pour évoquer le frémissement qui passait sur toute la surface de la mer, comme si l’enfantement du globe de lumière eût fait frissonner les eaux, tandis que la dernière bouffée de brise mettait dans l’air un soupir de soulagement.

– « Ils étaient assis à l’arrière, épaule contre épaule, comme trois vilains hiboux, et ils tenaient les yeux fixés sur moi. » Jim prononça ces paroles avec un accent de haine qui mettait une vertu corrosive dans la phrase banale, comme on laisse tomber dans un verre d’eau une goutte d’un poison redoutable. Mais ma pensée s’attachait à ce lever de soleil ; je voyais, sous la vide transparence du ciel, ces quatre hommes emprisonnés dans le désert de la mer ; je voyais, solitaire et dédaigneux de cet atome de vie, l’astre escalader la voûte claire, comme pour contempler d’une hauteur plus grande sa propre splendeur reflétée dans une mer immobile. – « Ils me parlèrent », reprit Jim, « comme si nous eussions été bons amis ! Je les entendais : ils me suppliaient d’être raisonnable, et de lâcher « cette sacrée barre de bois ». Pourquoi m’obstinais-je dans mon attitude ? Ils ne m’avaient rien fait, n’est-ce pas ?… Aucun mal… Aucun mal ! »

« Son visage s’empourpra comme s’il n’eût pu chasser l’air de ses poumons.

– « Pas de mal ! » éclata-t-il. « Je vous demande un peu ! Vous comprenez, n’est-ce pas ? Vous voyez, n’est-ce pas ? Pas de mal ? Bon Dieu ! Qu’est-ce qu’ils auraient pu faire de pis ? Ah ! oui, je sais bien… J’ai sauté… Certainement j’ai sauté ! Je vous l’ai avoué ! Mais je vous dis aussi que ces gens-là étaient trop forts. C’était leur faute, aussi nettement leur faute que s’ils m’eussent harponné avec une gaffe pour me tirer ! Vous ne comprenez pas cela ? Il faut que vous le compreniez ! Allons, voyons… Franchement… »

« Ses yeux inquiets rivés sur les miens, questionnaient, mendiaient, défiaient, imploraient. Au péril de ma vie, je n’aurais pu m’empêcher de murmurer : – « Vous avez été