Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/131

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les uns des autres, ce qui lui occasionnait une certaine maladresse de gestes, pour saisir son verre. – « La frousse, la frousse, tenez… elle est toujours là ! » Il se touchait la poitrine, près de l’un de ses boutons de cuivre, à l’endroit même où Jim avait frappé la sienne, en protestant de la validité de son cœur. Je dus faire un signe de dénégation, car il insista : « Si, si… On parle, on parle… C’est très joli, mais, au bout du compte on n’est pas plus malin que le voisin, ni plus brave… Brave ! C’est toujours à voir !… J’ai roulé ma bosse… » poursuivit-il, en proférant l’expression triviale avec un sérieux imperturbable, « j’ai roulé ma bosse dans toutes les parties du monde… J’en ai connu des braves, et de fameux, allez !… Brave !… Vous comprenez, au service, il faut bien l’être ;… c’est le métier qui veut ça, n’est-ce pas ? » me fit-il remarquer avec calme. « Eh bien ! tous ces braves – et je parle de tous ceux qui sont sincères, bien entendu, – avoueraient qu’il y a un moment, un point pour les meilleurs d’entre nous, un point quelque part où on lâche tout ! Et c’est avec cette certitude-là qu’on est obligé de vivre, voyez-vous ? En face de certaines combinaisons de circonstances, le trac est forcé de venir, un trac épouvantable… Et pour ceux mêmes qui n’admettent pas cette vérité-là, il y a une crainte encore, la crainte d’eux-mêmes. Parfaitement !… Croyez-moi… Oui… Oui… À mon âge, on sait ce dont on parle, que diable ! » Il avait dit tout cela sans plus d’émotion que s’il eût été l’interprète d’une sagesse théorique, mais, à ce moment précis, il ajouta encore un poids à l’effet de son détachement en se mettant à tourner lentement ses pouces. « C’est évident, parbleu ! » continua-t-il, « on a beau se monter le coup autant qu’on veut, un simple mal de tête ou un dérangement d’estomac suffit à… Tenez, moi, par exemple, j’ai fait mes preuves. Eh bien, moi qui vous parle, un jour… »

« Il vida son verre et se remit à tourner ses pouces. – « Non, non ! On n’en meurt pas ! » affirma-t-il, résolument, et je ressentis une déception extrême en voyant qu’il n’allait pas me conter l’épisode personnel que j’attendais, d’autant que c’était une de ces histoires que l’on ne pouvait guère le presser de raconter, vous comprenez ? Nous restions tous deux silencieux ; on aurait dit que rien ne lui plaisait davantage. Ses pouces même restaient immobiles, maintenant.