Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/138

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ai sauté, c’est possible, mais je ne me sauve pas. » – « Je ne voulais pas vous blesser », m’excusai-je, en ajoutant gauchement : « Des hommes qui vous valaient bien, ont jugé opportun de se sauver, quelquefois. » Il rougit jusqu’à la racine des cheveux, tandis que, de confusion, je m’étouffais à moitié avec ma langue. – « C’est possible », fit-il enfin. « Je ne vaux pas grand-chose, je n’y puis rien, il faut que je lutte jusqu’au bout contre cette histoire… et c’est ce que je fais maintenant ! » Je me levai de mon siège, tout engourdi. Le silence était embarrassant, et je ne trouvai rien de mieux, pour le rompre, que cette remarque lancée d’un ton dégagé : – « Je n’imaginais pas qu’il fût si tard… » – « Vous avez assez de tout ceci, sans doute », gronda-t-il, brusquement, « et pour vous dire la vérité… » il jetait les yeux autour de lui pour chercher son chapeau, « j’en ai assez, moi aussi. »

« Et voilà ! Il avait refusé cette offre unique ; il avait repoussé le secours de ma main. Il était prêt maintenant, et derrière la balustrade, la nuit silencieuse paraissait se tapir pour l’attendre, comme s’il eût été pour elle une proie désignée. J’entendis sa voix : – « Ah ! le voici ! » Il avait trouvé son chapeau. Nous restâmes quelques secondes en suspens : – « Que comptez-vous faire, après… après… », demandai-je, à voix très basse. – « Aller au diable, probablement ! » répondit-il, avec un grognement bourru. J’avais, dans une certaine mesure, recouvré mon calme, et je jugeai bon d’affecter un ton dégagé. – « Souvenez-vous, je vous en prie », dis-je, « que j’aimerais fort vous revoir avant votre départ. » – « Je ne sais pas ce qui vous en empêcherait. Leur maudite enquête ne va pas me rendre invisible ! » lança-t-il, avec une affreuse amertume… « je n’ai pas cette chance-là ! » Puis, au moment où nous nous quittions, il se livra à une douloureuse mimique de gestes confus, coupés de balbutiements, et manifesta une odieuse hésitation. Dieu nous pardonne tous les deux ! Il avait mis dans sa tête folle l’idée que j’allais peut-être faire quelque difficulté pour lui serrer la main. C’était trop affreux pour s’exprimer en paroles. Je crois que je l’interpellai violemment, comme on hélerait un homme que l’on verrait près de tomber du haut d’une falaise ; je me souviens de nos voix haussées, d’un furtif et lamentable sourire sur son visage, d’une étreinte