Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/140

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être soupçonné d’héberger de tels hôtes, je me sentais irrésistiblement poussé à aller voir rouler sa tête. Je me dirigeai vers le tribunal. Je ne m’attendais guère à être fort impressionné ou fort édifié, à ressentir un gros intérêt ou un effroi quelconque, bien que pour ceux qui sentent la vie devant eux, une bonne frousse soit parfois une discipline salutaire. Mais je croyais moins encore me sentir aussi affreusement déprimé. L’amertume du châtiment tenait ici à l’atmosphère mesquine et glaciale. Ce qui fait la véritable gravité du crime, c’est qu’il constitue un abus de confiance à l’égard de la communauté, et à ce point de vue, Jim n’était pas un traître de médiocre envergure, mais son exécution était une affaire misérable. Elle n’avait demandé ni vaste échafaud ni drap rouge (posait-on un drap rouge à Tower Hill ? On aurait dû le faire), n’avait attiré nulle foule atterrée, pleine d’horreur pour le criminel et prête à pleurer sur sa fin, ne prenait nul aspect de sombre rétribution. Il y avait, dans les rues où je marchais, un clair soleil, un éclat trop passionné pour être consolateur, des taches de couleur partout semées comme dans un vieux kaléidoscope brisé, des jaunes, des verts, des bleus, des blancs aveuglants, la nudité brune d’une épaule découverte, une compagnie d’infanterie indigène formant un groupe brunâtre, surmonté de têtes sombres, et chaussé de bottes lacées et poussiéreuses, un agent de police en uniforme sombre, étriqué et ceinturé de cuir, qui me regardait avec des yeux pleins de douleur orientale, comme si son esprit migrateur eût rudement souffert de ce… comment dites-vous cela ?… de cet avatar… de cette incarnation imprévue. Dans la cour à l’ombre d’un arbre solitaire, les villageois impliqués dans l’affaire de coups et blessures restaient assis en groupes pittoresques et évoquaient la chromolithographie d’un campement dans un récit de voyage en Orient. On cherchait l’obligatoire filet de fumée au premier plan, et les bêtes de somme au pâturage. Un mur jaune et nu qui s’élevait par derrière, dépassait l’arbre et réfléchissait le soleil. Très sombre, la salle du tribunal paraissait agrandie. Haut dans la pénombre, les punkahs se balançaient à droite et à gauche. Çà et là, une silhouette drapée, rapetissée par la nudité des murs, se tenait immobile entre les rangées de bancs vides, comme absorbée dans une méditation pieuse.